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Témoignage

L’autre Printemps berbère de Kabylie...

Par Gérard Lamari

vendredi 19 mai 2023, par Masin

Nous publions ici, en cinq parties, le témoignage de Gérard Lamari sur la période qui a marqué la fin des années 1970 et le début des années 1980 particulièrement ce qui est connu sous le nom de Printemps berbère en Kabylie. Très souvent le Printemps berbère de Kabylie est réduit aux événements de 1980, partis de l’Université de Tizi-Ouzou, mais dans la réalité une deuxième déflagration a eu lieu et a touché essentiellement la région de la Soummam. Délibérément ou pas, souvent ce dernier épisode est souvent occulté. Gérard Lamari fait partie de ceux qui, il y a déjà longtemps [1], ont toujours tenu à rappeler l’importance des événements qui ont marqué la région de la Soummam au printemps 1981.
Né en 1958 à Rouen, Gérard Lamari, alors âgé de six ans, rentre en Kabylie avec ses parents en 1964. Il effectue ses études primaires et moyennes à Akbou avant de rejoindre Bgayet (Bougie) pour les études secondaires. Et en 1977, après avoir obtenu son Bac, il intègre le Centre universitaire de Tizi-Ouzou qui venait d’être inauguré pour poursuivre des études en sciences exactes. Gérard a fait partie de ces jeunes étudiants kabyles qui ont très vite pris conscience des injustices imposées par le régime algérien et ont su susciter une mobilisation pour dénoncer ces injustices et faire valoir des droits qu’ils ont jugé fondamentaux. Ils ont réussi à se débarrasser l’UNJA [2] au sein du Centre universitaire de Tizi-Ouzou et sont dotés d’un Comité autonome avant de rentrer en conflit ouvert avec les autorités de l’Etat algérien qui a fini par faire descendre dans les rues de Kabylie des centaines de milliers de personnes pour défier le pouvoir algérien et crier leur ras-le-bol d’un système qui les nie. Gérard a fait partie des 24 détenus arrêtés par l’Etat algérien lors de ces événements connus par "Le Printemps berbère".
L’année suivante, en mai 1981, Gérard Lamari contribue efficacement à l’organisation du Printemps 1981 dans la Vallée de la Soummam. De nouveau, il fut arrêté.
En 1983, Gérard Lamari termine ses études à Tizi-Ouzou. Il part en France où il poursuit ses études doctorales. Après la soutenance de sa thèse en 1988, il retourne en Kabylie en 1989 pour enseigner les mathématiques à l’Université de Tizi-Ouzou.
Il participa notamment à l’organisation du grand rassemblement du MCB devant l’assemblée nationale algérienne le 25 janvier 1990.
Son séjour en Kabylie ne dura pas longtemps puisqu’en 1990 il décide de quitter la Kabylie pour retourner en France. Après une carrière de professeur de mathématiques à l’École supérieur de commerce de Toulouse (ESCT), Gérard est aujourd’hui à la retraite.
Le témoignage de Gérard sur cet épisode important dans l’Histoire de la Kabylie suscitera certainement des réactions et d’autres témoignages.

La Rédaction.


Gérard Lamari
Paris, le 15 avril 2023
M. Ferkal


Le mouvement de Mai 81 ou l’autre pilier du Printemps berbère

Par Gérard LAMARI

Il existe hélas dans l’Histoire des événements importants qui ont été occultés par les observateurs avant d’être mis définitivement sous le boisseau. Si ce n’était la vigilance de ses acteurs, c’est ce qui aurait pu arriver au mouvement du « 19 mai 1981 » de la Soummam et de Bgayet. Probablement parce que la région est enclavée, assez éloignée du centre médiatique et ne possédant pas à l’époque de pôle universitaire.

Il n’en demeure pas moins que la révolte des jeunes de la Basse-Kabylie constitue l’alter ego du grand Printemps berbère de 1980. L’événement peut paraître assez lointain, mais il demeure imputrescible, et ce pour trois raisons au moins :
  Il constitue un référent solide pour la jeunesse (et aussi possiblement pour les luttes de demain)
  La quasi-totalité de ses acteurs est encore présente et active
  Enfin, il a arraché sa revendication initiatrice à savoir l’ouverture d’une université à Bgayet.

Les luttes des lycéens d’Iheddaden et d’El-Hammadia (lycée polyvalent aujourd’hui), mais aussi de l’ex-ITE (Institut Technique de l’Enseignement) ont débouché sur une déflagration gigantesque qui a changé le cours des choses dans la région.
Le temps est venu de s’y appesantir.
Et de les réhabiliter.

Première partie : La Rébellion

Du paradigme soummamien ou du renouvellement de la tribu

Assurément factice, l’indépendance de 62 ne pouvait être marquée que par une allégresse éphémère. Tel un éveil post-opératoire, la réalité reprenait progressivement ses droits. Douloureuses, les plaies béantes avaient peine à se refermer. Les meurtrissures persistaient pendant qu’un voile opaque venait lentement obstruer l’horizon de la Kabylie. Après avoir donné à l’Algérie ses plus beaux enfants, elle prenait peu à peu conscience de son isolement et de sa faiblesse nouvelle.

Mon village, Aguemoune, est agrippé au flan d’une crête des Bibans à une quarantaine de kilomètres à l’est de Seddouk. Comme toutes les contrées avoisinantes, Taddart n’était plus qu’un vaste spectacle de désolation. Habité en majorité par ses fantômes, la question existentielle du village était sur toutes les lèvres.

A l’instar de beaucoup des nôtres, les miens ne furent pas en reste. Sur les 31 jeunes hommes que comptait ma famille, 29 tombèrent dans les maquis de l’ALN. Seuls un grand cousin et mon père se souscriront à l’hécatombe. Mon paternel, bien qu’exposé en tant que membre de la Fédération de France, s’en sortit donc finalement mieux que mes oncles.

Nous vivions en Normandie lorsque mes tantes, jeunes veuves, lancèrent plusieurs appels de détresse à l’endroit de mon père. C’est que le code kabyle impose un représentant masculin par famille, ou par branche. Nous déménageâmes donc en Kabylie.
Après une petite transition par Alger, nous découvrîmes Aguemoune avec mes frères et ma sœur fin 1964. J’avais alors six ans. Le choc fut rude : nous ne parlions pas le kabyle et les conditions de vie étaient rudimentaires.
Quant à mes frères, ma petite sœur et moi, nous subîmes un déracinement juvénile profond. Nous étions passés de l’électricité à la bougie, du robinet au charriage d’eau à la fontaine, des toilettes à la nature, du chauffage central au kanun (feu de bois fumant dans une seule pièce).

Bref, nous n’étions pas vraiment acceptés au village ni même par la famille car nous étions de petits étrangers, enfants d’une française. Je porte encore ce déracinement car je suis toujours quelque part étranger à la tribu. Aujourd’hui, on me porte l’accolade de par mon Histoire mais les Kabyles sont rudes et difficiles à vivre. C’est le cas des Bretons ou des Normands. Bref les autarciques se ressemblent quelque part.

Dans la misère, nous nous sommes néanmoins regroupés sous le même toit en méga-famille : tantes, frères, sœurs, parents et cousins. Cette stratégie, génératrice d’une certaine solidarité, permettait de palier à l’absence des martyrs.
Il y eut les pieds noirs, puis nos professeurs français de gauche appelés « pieds rouges ». Ma mère, mes frères et ma petite sœur étions les « pieds blancs », ce qui veut dire « intrus ».

Les rescapés de la guerre de « libération » végétèrent quelques années avant de se reprendre quelque peu en main. L’État fut étrangement absent et ne participa aucunement à l’effort de reconstruction. Sans budget pour l’éducation, nous n’avions qu’une salle de classe délabrée pour tout le village. Sans électricité, une torpeur générale s’installait dès le crépuscule. Sans chauffage, nous nous agglutinions les hivers autour du kanun dont le tirage était tellement mauvais que les fumées qu’il dégageait nous arrachaient de longues larmes. Nous détournions alors nos têtes des vapeurs chargées de gaz carbonique tout en maintenant nos mains orientées vers la chaleur incertaine du feu.
Sans route bitumée, l’accès au village pouvait être périlleux par mauvais temps. La piste serpentée qui y menait ressemblait à un sentier vaseux par temps de pluie. L’humidité la transformait en patinoire et la rendait impraticable aux véhicules, notamment à cause des dénivelés vertigineux par certains endroits.

Nous étions sans confort : il fallait charrier l’eau depuis la fontaine. C’était la tâche des enfants. Nous étions aussi éloignés du monde : pas de journaux ni de radios.
Rythmé au gré des saisons et d’événements ponctuels, le village vivait en autarcie : buɛfif (théâtre ambulant), amenzu n tefsut (fête du printemps), tiwizi (récoltes collectives), tiqullaɛin (pièges à grives durant la période des olives), luziɛa (partage solidaire d’un bœuf malade), etc. Les seuls déplacements en ville (généralement à Seddouk) n’étaient motivés que par les retraits des pensions des veuves.
Figée, la région le demeurera durant plusieurs années.

En juin 1965, nous apprîmes que le pays avait un nouveau maître. Le coup d’État perpétré par Boumediene ne semblait perturber personne tant les gens étaient (déjà !) désabusés. Les discussions captées de Tajmaɛt par les enfants que nous étions, indiquaient que le sort de la Kabylie n’en serait pas amélioré. Ce qui fut.
Auparavant, un furtif espoir fut mis sur le FFS et notamment l’amghar (l’ancien) Mohand Oulhadj. Mais il fut vite déçu.
Une longue nuit allait commencer.

Pour que nous puissions, mes frères et moi, poursuivre notre scolarité, nous nous installâmes en 1970 à Akbou dans un appartement situé en centre-ville. Akbou comptait alors 20 000 habitants environ (aujourd’hui, il en compte plus de 100 000). Je me souviendrai toujours de la première vision que j’en eus. La ville me semblait féerique avec ses lumières du soir, ses trottoirs propres, ses palmiers aux troncs peints à la chaux, ses bancs judicieusement placés sur la place principale, ses cafés et ses magasins aux devantures scintillantes. J’étais émerveillé devant tant de modernité : je découvrais New York !

C’est que la transition d’Aguemoune vers Akbou a de quoi donner le tournis…

Le lycée El-Hammadia : l’école des luttes

Le lycée des Hammadites (El-Hammadia) ouvrit ses portes au début des années 1970. Je l’ai intégré en septembre 1974 en classe de seconde-mathématiques et l’ai quitté pour l’université de Tizi-Ouzou après l’obtention du bac en 1977. Avec ses 1 200 pensionnaires, le lycée nous paraissait énorme au début, puis nous avons fini par l’apprivoiser.
S’il est des promotions d’études pour lesquelles une symbiose magique s’est opérée, je crois que la nôtre en fait partie. Cela s’est accompli graduellement, au fil de nos luttes lycéennes, au fil de nos discussions et de notre découverte du monde.

La promotion « 74 » a donné entre autres :

  Trois des acteurs majeurs du Printemps berbère et du mouvement étudiant de Tizi-Ouzou (1977-1983) : Aziz Tari, Djamel Zénati, Gérard Lamari.
  Quatre éléments faisant partie des « 24 détenus » de Berrouaghia suite au Printemps berbère de 1980 : le trio ci-dessus auquel il faut ajouter Kamel Bénanoune, futur maire d’Akbou. Les quatre détenus pour « atteinte à la sécurité de l’État » seront libérés au bout de trois mois sous la pression de la rue. Les quatre étaient en section mathématiques à El-Hammadia. Aziz, Djamel et Gérard seront détenus une seconde fois suite à la révolte de « mai 81 » de Bgayet. Ils écoperont de quatre ans de prison, puis de deux ans en appel. Djamel sera plus tard le directeur de campagne d’Aït Ahmed lors des « élections » présidentielles de 1999.
  Le principal artisan du mouvement de « mai 81 » s’appelle Guidjou Abdelkader. Il écopera de trois ans de prison. Il sera plus tard élu député du FFS en 1991.
  Des militants comme Rachid Bouchenna ou Djamel Belahbib ont toujours été proches de nous. Le premier a fait partie des détenus d’El-Harrach de mai 81, suite aux événements de la Fac centrale d’Alger. Il passera huit mois en prison. Le second sera détenu à Boumerdès en 1980 pour distribution de tracts subversifs.
  Il y eut aussi des gens de premier plan comme Djamel Benseba. Il sera, un temps, proche conseiller d’Aït Ahmed avant de claquer la porte. Il est l’auteur de la formule « Printemps Noir » de 2001.

Cette pépinière de militants déterminés a été sécrétée par la même promotion du lycée El-Hammadia : celle de 1974.

Comment l’expliquer ?

Il y a, bien entendu, l’aspect subjectif et le hasard qui fait qu’un groupe d’individus puisse s’entendre et se faire confiance à une période de leur parcours commun. Si une telle connivence est certes exceptionnelle, il ne saurait y avoir de gène « révolutionnaire » incorporé dans notre génome.
Honnêtement, pour ce qui me concerne, je n’étais pas « promis » ou prédestiné à devenir un militant d’extrême-gauche anarchisant, ni un berbériste œuvrant pour la souveraineté de la Kabylie.
Ce sont les circonstances qui ont fait de moi ce que je suis devenu.

Voyons maintenant une explication plus rationnelle.

Le passage des « Pieds-Rouges »
Le terme « Pied-Rouge » désigne un cadre français de gauche ou d’extrême-gauche qui, après « l’indépendance », a fait le chemin inverse des « Pieds-Noirs ». Ces militants, généralement jeunes, sont venus en Algérie pour participer à la reconstruction du pays ou pour œuvrer à l’éducation de la génération montante. Certains sont venus dans le cadre de la coopération technique.

Le corps professoral du lycée était composé essentiellement de coopérants français. La plupart était politisée et les textes que nous étudions donnaient lieu à des débats très riches. Les thèmes travaillés pouvaient être « Einstein et l’arme nucléaire », « le matérialisme historique », « le journal du Che », etc.
Bref, la Havane s’était transposée à El-Hammadia…
Nous avions aussi quelques coopérants égyptiens qui nous paraissaient ridicules car incompétents.

Je me souviens, qu’en classe de seconde, l’UNJA est venue structurer notre promotion. Nous étions encore tendres, mais déjà allergiques à l’État dictatorial et sa mainmise rampante sur la société. Malgré les menaces proférées à notre encontre, cette organisation a été renvoyée manu militari. La première du genre à ce que nous avions appris !

La Chappe de plomb du pouvoir
Les années 70 ont marqué les plus belles années de la SM [3]. Les disparitions d’opposants étaient monnaie courante et la dictature affichait sa superbe. A tel point que le sinistre Boumediene faisait peur aux gens, y compris à travers l’écran de télé.
Après avoir mis au pas l’UGTA [4] et après avoir dissous la turbulente UNEA [5] (1970), le pouvoir pouvait faire place au mépris et à l’arrogance.

Nous étions en classe de première lorsqu’éclata le conflit entre l’Algérie et le Maroc à propos du Sahara Occidental. Beaucoup d’appelés kabyles furent envoyés au front. Rapidement, la région s’endeuilla avec tous les jeunes qui revenaient régulièrement dans des cercueils plombés. La SM restait présente jusqu’à la fin des enterrements. Cela fit circuler la rumeur que certains cercueils étaient remplis seulement de sable. Que de familles meurtries !
Quant à nous lycéens, nous nous sentions quelque part chanceux de n’avoir pas encore l’âge de l’incorporation au service militaire. Cependant, les deuils à répétition et l’humiliation larvée nous laissaient un goût acre d’impuissance.

Plus tard il y eut « l’inter-lycée », cette émission de tété qui consistait à faire concourir les différents lycées d’Algérie. Comme intermède, nous avions préparé une petite pièce de théâtre en kabyle… qui fut rejetée. Cet épisode qui a failli tourner à la révolte donna lieu finalement à un compromis.

Le lycée de jeunes filles de Tizi-Ouzou vécut à la même époque une censure similaire.
C’est aussi à cette époque que vinrent les premiers frémissements propres à nous redonner de l’espoir et d’assoir graduellement le Moi kabyle. Je pense à l’Académie berbère (Agraw Imazighen) à travers son bulletin Imazighene / ⵉⵎⴰⵣⵉⵖⴻⵏ (Les Berbères) ; il y avait également la revue Iṭij (Le soleil) publiée par un groupe d’activistes à Alger. Ces revues qui circulaient sous le manteau nous firent découvrir notamment l’alphabet Tifinagh. Il se produisit alors en nous ce déclic qui nous permit de retrouver le fil avec l’Histoire. Nous détenions par-là la preuve que le peuple berbère n’était pas une chimère ; au contraire, il eut sa grandeur et était influent autour du bassin méditerranéen.

La charge émotionnelle liée à cette « découverte » propulsera au fur et à mesure nos luttes contre la négation du fait berbère. Puis, plus tard, sa revendication massive.
En parallèle, l’essor de la chanson engagée kabyle vint à point nommé. Elle fut un formidable levier de conscientisation.

Il peut paraître aujourd’hui incroyable qu’il fut un temps pas si lointain où il fallait prendre des risques physiques pour faire admettre le fait berbère !



Avril 1980 : sa genèse et sa réalité actuelle
Conférence de Gérard Lamari à Paris, le 15 avril 2023

[2UNJA : Union nationale de la jeunesse algérienne. Organisation de masse liée au parti unique FLN (Front de libération nationale) qui la contrôle.

[3Sécurité militaire (police politique). Ancêtre de la DRS (Direction du renseignement et du service).

[4Union générale des travailleurs algériens.

[5Union nationale des étudiants algériens.