Accueil > Actualité > Le RIF : Exode silencieux

Le RIF : Exode silencieux

vendredi 18 avril 2025, par Masin

Je me réveille en sursaut avant l’aube. L’obscurité enveloppe le village. Je m’échappe dehors comme une ombre. Mon âme tremble comme une feuille. Je m’éloigne de la maison. Mon estomac est noué de peur et de tristesse. Je vomis mes tripes sur le chemin poussiéreux. Les aboiements d’un chien parviennent par saccades à mes oreilles alertes.

Je continue de marcher. Je traverse le cimetière, où les tombes sont plus nombreuses que les habitants du village. J’hésite à jeter un regard sur notre maison. Mes yeux sont remplis de larmes amères. Je ne voulais pas dire adieu à mon village, au Rif, cette terre qui m’habite. J’accélère mes pas hésitants pour m’éloigner avant que mes vieux parents ne s’aperçoivent de mon absence.
L’espoir en bandoulière. Le cœur plein d’amertume teintée de rêves. Il déborde de tristesse. « Je reviendrai. » J’ai fait une promesse à ma terre. Elle m’a vu naître et je la quitte pour une autre. « Je reviendrai. » J’arrose ma terre de larmes en marchant comme un forçat. Ma terre souffre sous mes pieds. Sur les côtés de la route, des hommes enracinés dans la terre pleuraient leur chagrin. Ils nous incitaient à rester, pleurant leur désespoir.

Emporté par la tristesse, je me retrouve au milieu d’une marée humaine. Des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants marchent vers la mer, qui s’étend devant nous comme un champ de blé.
L’eau est lisse, douce comme l’encre noire. Un exode biblique. Des corps par milliers pénètrent en mer, les lèvres bleues, les yeux exorbités de peur, le sourire flétri. Le cœur plein d’espoir. Les corps marchent vers l’échafaud. Périr ou vivre dignement. Fuir l’injustice, la répression, la misère, le mépris érigé en politique d’État. Fuir pour vivre.

Ils se déchaussent, se déshabillent. Des dizaines de milliers de pieds nus, écorchés par les épines, épuisés et ensanglantés, foulent le sable chaud. Il devient rouge sang. Les pieds malaxent le sable, le mélangent avec les habits de différentes couleurs, l’étalent sur l’eau salée de la Méditerranée, provoquant une tempête.
Les cœurs frémissent de peur au contact de l’eau. Ils enfourchent des embarcations de fortune : des chambres à air, des bouteilles colorées bricolées transformées en barques. Les mains crispées, serrées autour des sacs, des téléphones et des vivres emportés.

Le sable est jonché de lambeaux de vêtements de différentes couleurs, expectorés par l’abîme marin. Des corps jetés comme des bouteilles à la mer. Des appels au secours lancés par des vivants désespérés. Les vagues surprennent les voyageurs de la nuit. Les rêves se fracassent sur l’eau salée et les rochers. Les âmes sont déchiquetées en milliers de poèmes, de cris, de complaintes, d’histoires. « Maman ! »
Et puis, un bruit blanc s’installe. La mer a imposé le silence.

L’espoir se noie dans l’eau froide. La mer est un cimetière, plus vaste que celui de tous les villages du Rif. Mon cœur est un cimetière. Mon pays aussi. Les sourires rouges s’échappent des bouches ouvertes, inertes, où la vie a été fauchée comme un champ de blé à la fin de l’été. Le rouge de leurs lèvres me rappelle étrangement celui des tulipes de notre jardin.

Le vent marin emporte les cris étouffés. Les âmes errent sur l’eau avant de disparaître dans le ciel étoilé. Les rêves pâlissent, jaunissent, se lèvent dans le ciel, s’évaporent comme une odeur. Ils explosent lentement, répandent leurs pétales sur l’eau.

Les pétales rouges, tels des âmes, flottent délicatement. Ils atteignent les côtes du Nord.
Le beau soleil matinal a apporté la mauvaise nouvelle. Dans chaque village du Rif, un cri de douleur s’élève. Une mère pleure son fils, parti sans laisser de tombe.

Dans chaque vague qui se brise contre les rivages des pays d’Europe résonnent le souffle d’histoires douloureuses, la mémoire tourmentée des disparus qui ont tenté la traversée, les larmes des jeunes partis dans la précipitation, les souvenirs des départs sans adieu...

Texte : Aksil Azergui
Tableaux : Mhend Abettoy.