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Évolution-transformation du lien social dans le village kabyle

Exemple du village d’Aït-Hague (At Ḥeg), commune d’Irdjen (Irjen, At Yiraten)

mercredi 3 janvier 2024, par Masin

Si les études sociologiques et anthropologiques sur la Kabylie étaient nombreuses notamment lors de la période de l’occupation française, la Kabylie est devenue un sujet tabou, voir "interdit", depuis 1962. Ce qui fait dire à Saïd Doumane que les études récentes sur cette région d’Afrique du Nord "ont tendance à reproduire des données sociologiques et historiques un peu décalées, pour ne pas dire relativement désuètes". Mais la Kabylie a "évolué" et a subi moult changements.
A partir d’un essai d’analyse des archives du comité de ce village d’At-Hague (de 2007 à 2017), S. Doumane nous donne un exemple qui illustre ces évolutions et changements de la société kabyle et traite notamment des mutations successives de Tajmeɛt.
Professeur en sciences économiques, Saïd Doumane est enseignant à l’université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou, en Kabylie. Il été également chargé de cours à l’Inalco (Paris) au sein de la section berbère. C’est en 1993 qu’il soutient sa thèse de doctorat à l’Université Lille-1, sous la direction de Serge Latouche, une thèse ayant pour titre "Modernisation économique et pesanteur socio-culturelle en Algérie : l’exemple de la Kabylie". Parmi les thèses qu’il a eu à diriger, notons celle de Younes Adli "Les efforts de préservation de la pensée kabyle aux XVIIIe et XIXe siècles : Textes et contextes", soutenue en 2009 à l’Inalco.

La Rédaction.

Avant-propos
Il existe une abondante littérature sur la Kabylie en général et le village kabyle en particulier, surtout dans la 2ème moitié du 19eme siècle et début du 20ème siècle. Par la suite, les études sur cette région se sont raréfiées, au point où les écrits récents ont tendance à reproduire des données sociologiques et historiques un peu décalées, pour ne pas dire relativement désuètes. Tout se passe comme si, consciemment ou inconsciemment, on voulait s’accrocher vaille que vaille à un cadre socio-historique "enchanté" dans lequel les villages kabyles y seraient inscrits de façon immuable et s’en dévier signifierait leur déclin ou leur fin. Ainsi, pour les uns, l’ordre villageois kabyle serait exposé à une entreprise génocidaire mise en œuvre par des forces exogènes dont le pouvoir central (colonial puis national), pour les autres, les montagnards kabyles seraient pris dans une sorte de mouvement morbide, voire suicidaire, car tournant le dos à ce qui a permis leur survie (le village et ses institutions anciennes). En fait, il s’agit tout simplement d’un processus de changement inévitable. Imposé par la dynamique du monde moderne. Il est vrai, de ce fait, que la société kabyle, comme tout autre groupe social en Algérie et ailleurs, doit pouvoir s’adapter à ce changement, en s’adonnant à un aggiornamento de tout ce qui participe de sa vie d’aujourd’hui : économie, organisation sociopolitique, religion… La tajmaât kabyle, son rôle, son règlement et son fonctionnement…, ne peuvent échapper à cette nécessité dictée par les transformations induites par le temps (science, technique, mode de vie, institutions modernes…) et l’espace (étatisation, mondialisation…). L’option n’est pas entre figement et aliénation mais entre capacité d’adaptation-reproduction et soumission-disparition.

Avertissement méthodologique
Parler du lien social dans la société kabyle d’aujourd’hui n’est plus réductible aux schémas élaborés par les observateurs (militaires ou savants) de la fin du 19ème siècle. Les institutions les plus décrites, la djemaâ (tajmaât) et la tribu (aârc) ne sont plus ce qu’elles étaient, de même que la théorie segmentaire qui faisait office de grille de lecture dominante ou quasi exclusive (Mahé, 2001). Si le mot aârc ou tribu a quasiment disparu du vocabulaire quotidien des Kabyles eux-mêmes (jusqu’en 2001 !), le mot tajmaât a, quant à lui, persisté mais accompagné d’un glissement lexical pour se voir substituer les termes de comité, assemblée, réunion, association…, ce qui en dit long sur son évolution organique, organisationnelle et sociopolitique. Même tajmaât en tant que lieu physique de rencontre des villageois admis de plein droit (les hommes de plus de 17-18 ans) n’est plus le lieu de prédilection de réunion (on se réunit désormais dans des endroits plus spacieux et plus confortables : l’école du village, la mosquée, la maison de jeunes, une salle de réunion communale, en plein air…). Ces changements ne sont pas anodins : ils reflètent des bouleversements substantiels de la société kabyle et de son "idéal-type", taddart (le village) que beaucoup d’analystes (sociologues, journalistes…) continuent à figer dans son acception traditionnelle.

En prenant le village d’Aït-Hague comme exemple illustratif de ces évolutions, notre objectif est limité, il n’est pas de prendre à bras le corps la problématique du changement dans son ensemble (un panel ou échantillon de villages est autrement plus pertinent dans ce cas), mais d’en donner un aperçu à travers la tajmaât-comité de ce village de la moyenne-montagne kabyle. Il s’agit, plus exactement, d’un essai d’analyse des archives du comité de ce village de 2007 à 2017, mises à notre disposition par son président (durant cette période). Notre propos est donc de mettre en exergue quelques faits saillants tirés de documents écrits, susceptibles de révéler des significations brutes et de première main que le discours oral peut "filtrer" par des biais interprétatifs conscients ou inconscients. C’est la raison d’ailleurs pour laquelle je me suis abstenu d’interroger les membres du Comité, ne me fiant qu’à l’expression écrite (faut-il signaler que la maîtrise de la langue de rédaction, ici le français, est d’une qualité remarquable ; ce qui facilite la compréhension et rend l’analyse des documents aisée). Il est dommageable que je ne puisse exposer que des fragments et des extraits, pour des raisons de confidentialité de certains noms et faits et surtout parce qu’il est matériellement impossible d’insérer des dizaines de documents dans un article ou même dans un ouvrage.


Tajmaât en mutation continue
Il y a un fait difficilement contestable : la société kabyle est en pleine mutation, sous les coups de boutoir de deux phénomènes conjugués : l’insertion dans l’État-nation et la mondialisation. C’est que la Kabylie (un ensemble de tribus farouchement autonomes sinon indépendantes les unes des autres jusqu’aux environs des années 1850) ne possède plus les attributs de son isolement : sa situation géographique (réduit montagneux à 80-90 % difficile d’accès), son relatif dynamisme économique (productions vivrières suffisantes, excepté les céréales), son organisation sociopolitique autocentrée où taddart et l’aârc (village et tribu) faisaient office d’institutions de gouvernance efficaces dans le cadre de la société dite traditionnelle qui vivait en circuit quasi fermé pendant des siècles. L’insurrection de 1871 ou plutôt les conséquences de celle-ci (milliers de morts, déportation des chefs insurgés, séquestres, impôts-sanctions exorbitants…) ont mis fin à cet ordre social, politique et économique ancien et placé la Kabylie dans une nouvelle projection institutionnelle et socioéconomique dont tous les ressorts lui échappent. Un vrai chambardement qui voit ses institutions les plus vitales, taddart et tajmaât, vidées de leur substance et livrées à des forces exogènes (cf. Yacine T., Kabylie, 1871, 2019). Du point de vue de la pérennité de ces institutions, l’État-nation algérien n’a pas été en reste en continuant le processus de leur mise sous tutelle, voire de leur démantèlement en tant que cadre d’organisation autonome. Dès lors, tajmaât n taddart, même si elle n’a pas été formellement interdite, ne pouvait que négocier sa survie en se soumettant à un ordre politique et administratif supérieur.

"Jusqu’en 1954 (…) parmi les institutions kabyles traditionnelles, seules ont survécu les djemâas de village, de manière souterraine en parallèle avec le système administratif colonial. En dépit de cette survie discrète, la djemâa jouissait d’une légitimité certaine, elle n’hésitait pas à rénover ses qanouns, ce qui signifie qu’elle ne s’était pas maintenue de façon fossilisée. Au lendemain de l’indépendance, les villages kabyles, bien que décimés par la guerre, bien que dépeuplés par l’exode rural, ne furent pas désertés et la gestion de la vie quotidienne exigeait un minimum de concertation ; sont alors nées ou ont continué à survivre, selon les cas, des djemâas tout à fait informelles en marges des structures officielles, des Assemblées Populaires Communales (APC)….Leurs prérogatives ayant été largement érodées, il ne restait plus à ces djemâas, que la gestion des travaux d’utilité publique (voierie, adduction d’eau, électricité)….Ces rares activités que la djemâa continuait à gérer ont permis le maintien des anciens liens de solidarité, principalement les travaux collectifs et les cotisations…." (D. Abrous, EB, p. 4030-4031, 2004).

A vrai dire, si la mise à l’écart des institutions traditionnelles, principalement la djemâa ou tajmaât, est inscrite dans la nature même du pouvoir national qui s’est mis en place en 1962, autoritaire et hyper centralisé, prolongeant en cela le système colonial, cette mise à l’écart n’allait pas forcément dans l’intérêt bien compris de ce pouvoir car il a du mal, faute de volonté politique et de moyens matériels et d’encadrement institutionnel suffisants, à répondre à tous les besoins des communautés villageoises. Il est, tout compte fait, bien content de se débarrasser sur ces communautés de certaines charges, soulageant ainsi les budgets de ses organes déconcentrés dont les Assemblées Populaires Communales (cf A. Mahé, 1984). Par une sorte de paradoxe sociologique, cette donnée objective va à la rencontre d’une revendication implicite : l’hostilité claire ou diffuse des villageois à l’immixtion de l’administration étatique dans l’intimité du village (lḥerma n taddart), relevant du code de l’honneur traditionnel encore persistant dans les mentalités villageoises. La révolte kabyle inaugurée en avril 1980 et le mouvement de revendication culturel qui s’en est suivi (MCB : Mouvement Culturel Berbère) vont clarifier la tendance en permettant aux villageois, surtout les jeunes, d’initier les premières associations culturelles, ce qui va redonner un certain dynamisme aux djemaâs dont le statut est resté jusque-là assez ambigu, voire semi clandestin. Ces premières associations de jeunes dédiées à la défense de la langue et de la culture berbères dont les activités consistent en l’organisation de conférences, de cours de langue kabyle, de collectes du patrimoine culturel…, vont vivre en bonne intelligence avec les djemaâs et même s’entraider à l’occasion. A partir de 1989, année qui a vu le gouvernement algérien concéder une certaine ouverture politique (suite à la révolte populaire de 1988 réprimée dans le sang), notamment la relative liberté de création d’associations, la plupart des villages kabyles vont se doter d’associations culturelles et faire sortir leurs djemaâs de leur ambiguïté statutaire. Beaucoup de ces djemaâs vont se "légaliser" dans le cadre des nouvelles dispositions juridiques sur les associations et se dénommer "comités de villages". Les rapports avec l’administration étatique tendent alors et se formaliser, ce dont vont profiter ces "djemaâs-comités" pour pouvoir introduire des demandes d’aides et de subventions et la prise en charge de certaines dépenses lourdes comme le bitumage des pistes, le captage de sources, la construction de réservoirs d’eau… Une sorte de compromis s’instaure : le lien horizontal interne au village se double d’un nouveau lien de type vertical avec l’autorité étatique incarnée par l’APC (qu’on continue à appeler la mairie et son président le maire), la daïra dont le chef est le véritable détenteur du pouvoir local et au besoin la wilaya dont la tête (le Wali) est le représentant du gouvernement central (véritable proconsul aux pouvoirs énormes et dont dépendent les chefs de daïras). Il n’est plus possible, de ce fait mais pas seulement, d’ignorer les lois et les règlements de l’État, le village s’y soumet tout en s’efforçant de sauvegarder un minimum "d’intimité’ villageoise. L’équilibre est instable et l’équation du compromis difficile à résoudre. Comment continuer à s’auto- gouverner conformément à des us et coutumes qui persistent dans certains comportements tout en assimilant les "innovations" (institutionnelles, économiques, culturelles…) qui s’imposent à tous, à des degrés divers. Ces "innovations" sont d’autant plus destructurantes qu’elles s’instituent la plupart du temps par la contrainte, sinon dans un climat de violence caractérisée depuis un siècle et demi en Kabylie (violence coloniale, étatique, islamiste…) s’ajoutant à la violence symbolique et économique. Dès lors, l’intrusion dans les villages d’éléments politiques et administratifs modernes (annexes d’organismes étatiques, cellules de partis politiques, nouvelles mosquées à financement externe…) ne peut qu’altérer la cohésion, voire l’unanimité en vigueur traditionnellement de la communauté villageoise. La représentation lignagère est de moins en moins la règle, d’autres formes de représentation et d’autres droits voient le jour parce que de nouvelles catégories politiques apparaissent : citoyens, militants, croyants d’obédience nouvelle… (M. Assam, 2017). Ainsi, les djemaâs-comités en place depuis une trentaine d’années et a fortiori celles qui émergent de nos jours, perdent de leur authenticité et tendent à se transformer en organes hybrides où s’exercent diverses influences. A Aït-Hague par exemple (mais le phénomène est signalé un peu partout), l’adhésion à l’assemblée du village se fait de plus en plus sur la base du volontariat ou du bon vouloir des adhérents, ce qui amoindrit la force de leur représentativité et par conséquent leurs obligations coutumières. Le changement de vocabulaire, le mot comité remplaçant celui de tajmaât, n’est point anodin, il traduit non seulement des innovations dans son fonctionnement mais aussi dans sa philosophie. La djemaâ se mue en association relevant du droit moderne. Il y a donc de plus en plus confusion ou superposition entre règles coutumières héritées du passé et statuts et autres règlements propres aux associations (organigramme composé d’un président, d’un secrétaire, d’un trésorier…).
La première implication de la déperdition des vocations et prérogatives des anciennes djemaâs est le transfert vers les corps répressifs et la justice d’Etat de la sanction des actes délictueux commis à l’intérieur du village, y compris à l’intérieur du même lignage. S’il est vrai que certains villages (c’est le cas d’Aït-Hague), le recours à la médiation des "sages" du comité est souvent sollicité, cette intervention est rarement couronnée de succès et les litiges finissent la plupart du temps devant les tribunaux étatiques. Il arrive aussi qu’après un accord trouvé sous les bons offices du comité du village élargi au cheikh, imam ou quelque marabout influent, celui-ci soit remis en cause par l’un des protagonistes ; ce qui est révélateur de l’étiolement des prérogatives juridiques anciennement reconnues à la djemaâ. Les règlements internes du village, les fameux qanoun-s, sont réduits à la gestion de quelques délits mineurs, sanctionnés par des amendes ou des rappels à l’ordre (l’honneur familial ou lignager permet encore un certain contrôle social). Le deuxième facteur qui mérite d’être relevé est le rajeunissement des membres du comité ; les anciens n’ont plus le vent en poupe et ils ne se sentent guère à l’aise avec ces "jeunots" qui réclament la liberté de parole et surtout l’application de la règle de la majorité à la place de celle de l’unanimité (introduction du vote). Autre facteur perturbateur de l’ordre ancien, l’immixtion des associations culturelles et religieuses, voire des partis politiques dont les objectifs plus larges peuvent ne pas concorder avec ceux du comité plus centrés sur la vie interne du village. Enfin- mais la liste des facteurs de changement est loin d’être close-, l’introduction systématique de l’écrit froid et impersonnel, à la place de la solennité de la parole et de l’éloquence des "poètes", amoindrit le poids des déclarations et des décisions. L’articulation de tous ces "éléments" n’est pas de nature à assurer la sérénité des débats au sein des assemblées, en raison notamment de l’élargissement de l’ordre du jour des réunions à des questions nouvelles (organisation d’expositions, de conférences, financement de mosquées, rapports avec l’autorité publique…).

"En terme de culture politique, il est des tajmaât-s qui, au terme d’une évolution encore plus radicale dans leur mode de fonctionnement et dans les modalités de prise de décision, ont délaissé le principe unanimiste pour adopter le principe majoritaire. Quel témoignage plus probant d’intériorisation d’une culture politique moderne pourrait-on trouver que ce mode de fonctionnement qui permet à des assemblées de gérer l’existence d’une minorité d’opposants ! Ces organisations, en effet, n’avaient pu fonctionner durant des siècles que grâce à un strict unanimisme garant de l’intégrité et de la cohésion du village… Dans de nombreux villages du Massif central kabyle, la tajmaât possède de nos jours une personnalité morale dûment enregistré comma association, un compte en banque, et pourvoie à l’essentiel des besoins de viabilité du village…" (Mahé, thèse, 1994, p.801-802).

On s’adapte comme on peut dans les villages kabyles ! La question est existentielle mais aussi anthropologique et théorique ; s’agit-il d’une tentative de transmission de la tradition dans la modernité ou de la modernisation de la tradition ? (T. Yacine, 1989).
"Dans le cas des groupes berbérophones, la situation se complique…D’une part dans ces sociétés, les traditions offrent souvent plus de résistance au changement pour des raisons historiques connues : le corps des us et coutumes constitue le dernier refuge d’une identité agressée (…). D’autre part, la modernité qu’on leur propose ou impose leur arrive à travers le canal d’un Etat certes national, mais dont les intérêts et les déterminations leur paraissent lointains. Les groupes berbérophones reçoivent en quelque sorte une modernité au second degré, fragmentée et fragmentaire, coupée du socle d’une pensée où elle puise cohérence et fécondité." (M. Mammeri, 1989, P.21).


Le village d’Aït-Hague (taddart n At Ḥeg) : informations élémentaires
Le village d’Aït-Hague fait anciennement partie de la tribu (aârc) des Irjen (confédération des Aït-Yiraten, taqbilt n’At Yiraten). Aujourd’hui, il s’identifie par rapport à l’organisation administrative officielle algérienne introduite à la fin du 19ème siècle par l’ordre colonial français : Aït-Hague, commune d’Irdjen, daïra (arrondissement) de Larbaâ-Nath-Yiraten, wilaya (département) de Tizi-Ouzou). C’est l’un des plus gros villages de la commune, voire de la daïra (du point de vue démographique). Cette caractéristique démographique mérite d’emblée une précision a priori importante. Si le village comptabilise environ quatre mille (4000) ressortissants, cela ne veut point dire que tous y résident à longueur d’année et de façon permanente ; la moitié seulement ou un peu plus (2000 à 2500) le sont, l’autre moitié est constituée d’Aït Haguois résidant hors du village, généralement en ville ou à l’étranger (Larbâa- Nath Yiraten, Tizi-Ouzou, Boumerdes, Alger, Paris…) mais se considérant comme partie prenante intégrale du village car y gardant des liens plus qu’affectifs, structurels (maison, cimetière, champs, participation financière…). Phénomène connu et partagé par toutes les contrées de Kabylie ; quitter son village pour diverses raisons (travail, études, commerce, confort urbain…) ne signifie guère rupture définitive avec le village. Rares d’ailleurs sont les familles qui migrent dans leur totalité, c’est souvent une partie de la famille qui s’en va, continuant à entretenir des liens avec la partie restante (patrimoine indivis, enterrements, réjouissances communes…). Plus rares encore sont les familles qui partent en rompant définitivement les amarres avec le village. Il s’agit, dans les faits, d’un comportement qui s’apparente à une situation de double résidence et l’appartenance au village d’origine est toujours revendiquée. Ce faisant, il est de coutume de manifester son appartenance par quelques gestes, au moins symboliques (présence aux enterrements, aux évènements importants…), sinon effectifs (visites régulières, participation matérielle…), à défaut de quoi on vous fait remarquer sournoisement votre manquement à la bienséance villageoise (salutations de bienvenue lapidaires, boycottages divers et variés…). Ainsi, d’une façon ou d’une autre l’entretien de liens avec le village d’origine est plus ou moins entretenu, ce qui rend difficile le chiffrage réel des habitants. On peut donc retenir le statut de double résidence. Il y a aussi l’impression de vide qui peut frapper tout visiteur d’un village kabyle aujourd’hui, elle s’explique par le fait qu’une bonne partie des habitants quittent leurs demeures durant la journée pour vaquer à leurs occupations et leurs loisirs (employés, étudiants, "descente" quasi quotidienne des jeunes dans les villes environnantes, services publics inexistants au village….) ; impression de vide qu’accentue l’addiction de plus en plus prégnante à la télévision et internet qui pousse les gens à rester chez eux. Le salon des habitations remplace les forums de discussion de tajmaât pour les hommes et les courettes, et les patios des maisons pour les femmes. C’est, en tout cas, le constat que je fais d’Aït-Hague, mon village. Aussi, le jour de l’assemblée générale ou du volontariat (et les jours de fête ou de décès bien sûr), le village se réanime par enchantement, rappelant l’ambiance d’antan que les anciens, désolés, se remémorent avec nostalgie.

Le village d’Aït-Hague est constituée de lignages ou grandes familles (iderma) encore lisibles dans l’occupation de l’espace. Dix (10) à douze (12) groupes familiaux occupaient jadis, chacun, un mini territoire bien délimité et inviolable. Mais de nos jours, cette configuration spatiale (unité résidentielle de tout le groupe familial sur un lieu délimité) marque une tendance à l’éclatement en raison de la construction de nouvelles habitations sur des terrains excentrés, notamment sur les voies de communication (routes bitumées, proximité des services publics, élévation de maisons individuelles multi-usages : habitation, garages, activités commerciales...). Processus que favorisent la division du patrimoine foncier communautaire et l’option de plus en plus affirmée pour la vie en sous-groupes restreints et/ou couples nucléaires. Cela a un certain effet sur les formes de représentation ou de délégation des lignages dans le comité ou la tajmaât du village ; de nouveaux quartiers se forment où s’interpénètrent les familles et les lignages. A Aït-Hague, les deux pistes carrossables qui desservent le village à partir de la route nationale n°15 voient leurs berges de plus en plus accueillir des constructions nouvelles, à tel point que les heureux propriétaires n’hésitent pas à déménager, quitte à abandonner leurs anciennes maisons. Les villages voisins, Ait Yacoub, Ait Helli, Boudjelil….suivent le même processus de décentrement. Les bords de la route nationale qui passe à un kilomètre au-dessus du village sont encore plus marqués par ce "déménagement", une petite agglomération "mixte" se constitue au lieu-dit El Hed (ancien marché de la tribu des Irjen qui n’est plus actif depuis le début de la guerre d’indépendance) : formé de familles issues de quatre villages voisins ; Aït Hague, Aït Yacoub, Iâzouzen, Ait Said Ouzeggane. Serait-ce un nouveau village en formation ? En tout cas, un "quartier" est en train d’émerger, une sorte de conglomérat qui s’apparente plus à une "houma" de la ville qu’à un "adrum" du village. Il est loisible de constater ce phénomène d’occupation des bords des routes nationales et wilayales (départementales) à l’échelle de toute la Kabylie ; ces voies de communication se muent en "grandes rues" accueillant pêle-mêle petites entreprises, garages-ateliers, commerces, habitations, aires de stockage de marchandises… Elles traversent villages, villes, communes et tribus dans une sorte de conurbation qui brouille les "frontières" anciennes entre ces entités ; le haut du village d’Aït-Hague est désormais "connecté" aux villages d’Aït Saïd Ouzeggane et Iâzzouzen, eux-mêmes rattachés aux villages de Tamazirt, Aguemmoun et Larbaâ Nath Yiraten. Il est de plus en plus difficile de reconnaitre où commence tel village et où finit tel autre.
Il reste que l’appartenance lignagère persiste malgré cette tendance à l’éparpillement. Les familles, même "délocalisées" continuent à s’identifier à leur groupe d’origine et leur ancêtre éponyme, ce qui fonde leur adhésion de fait et de droit à l’assemblée du village (tajmaât n taddert), l’adrum des aïeux est toujours présent dans leur imaginaire social. Il en est de même de la structuration "classique" entre lignages maraboutiques et lignages "laïcs" ; cette distinction anthropologique est toujours vivace à Aït-Hague même si les fonctions traditionnelles des marabouts (Imṛabḍen) : intermédiation dans les conflits, gestion du sacré…, ont quasiment disparu. Il est intéressant de signaler que depuis environ une vingtaine d’années, le cheikh (imam) du village n’émane plus d’une famille maraboutique du village (anciennement la même d’ailleurs) mais venant de "l’extérieur" et désigné par l’Etat (un cheikh-fonctionnaire en quelque sorte !). Cette nouvelle donne n’est pas sans effet sur le fonctionnement du Comité-Tajmaât puisque le cheikh n’y exerce aucune influence morale ou autre prérogative, en dehors de la conduite de la prière et des oraisons funèbres. Et pour cause : n’étant pas du village, il ignore tout des soubassements anthropologiques et historiques du village, donc incapable de saisir les subtilités et les non-dits qui régissent les rapports entre les villageois, leurs familles et leurs groupes d’appartenance.

On ne peut clore cette présentation schématique du village d’ Aït-Hague sans évoquer l’ancienne division en deux ligues (sofs), celle d’En-Haut (At Ufella) et celle d’En-Bas (At Wadda), qui ont marqué jadis la vie "sociopolitique" du village ; ces deux pôles se sont fait vis-à-vis durant des lustres et jusqu’à l’avènement de l’ordre exogène colonial (une dernière escarmouche a opposé les deux sofs en 1946, se souvient mon père qui a participé, jeune "guerrier", avec son père et ses oncles, à la défense de "l’honneur" de son "parti", les Aït Wadda !). Cette opposition bipolaire, en vogue dans la société kabyle traditionnelle et berbère et dont la raison d’être reste énigmatique (cf. M. Mammeri, la société berbère, 1991) n’est plus d’actualité mais demeure dans l’imaginaire des anciens un souvenir encore prégnant de leur structure mentale. Faut-il aussi noter que le village d’Aït-Hague, avant d’être happé par la saignée migratoire (dès le début du 19ème siècle) et la mise à mort de son économie vivrière provoquée par la guerre d’indépendance et l’économie étatique, se suffisait d’une agriculture de subsistance faite d’arboriculture (oliviers, figuiers…), de petit élevage (ovins, caprins, quelques bovins), de jardinage et de quelques activités artisanales (charbon de bois, tissage, vannerie…). Le savoir-faire de ses artisans-vanniers était réputé bien au-delà des Aït-Yiraten. Aujourd’hui, plus aucun Aït-Haguois ne tire sa subsistance d’une activité domestique ; seul le ramassage des olives attire encore de façon sporadique les villageois (mais les 6 ou 7 pressoirs traditionnels du village ont fermé).

C’est dire que les villageois n’ont guère plus de vie communautaire. Ils ne se rencontrent véritablement que les week-ends, les jours fériés et les cérémonies (fêtes ou décès), ce qui réduit leur densité de vie (échanges, conflits, partages…). C’est lors des grandes vacances d’été (arrivée des émigrés, des citadins, des étudiants) que les gens se retrouvent pour évoquer et constater les problèmes et les manques du village. Le comité, léthargique ou en sommeil, reprend alors un peu de vigueur et se remet en marche. À Aït-Hague, les émigrés (surtout les Parisiens) constituent la locomotive en raison de leur contribution financière substantielle et de l’émulation que leur procure la fréquentation de ressortissants de villages-modèles (village le mieux organisé, le plus propre…). Cela explique la vie cyclique ou sporadique de son comité ; celui-ci se met en branle ou se met en sourdine en fonction des événements ou des mouvements qui affectent le village. Il y a même des moments où il disparait pour quelque temps (des mois, une année ?) pour se reconstituer sur la base de nouvelles initiatives et bonnes volontés. Le village se transforme, son organisation aussi.


Approche du village d’ Aït-Hague par ses documents écrits
A partir des années 1980, le changement dans l’organisation, le fonctionnement, le règlement, voire la nature même de la tajmaât s’accélère (M. Assam, op. cit.). Dans ce changement, le recours systématique à l’écrit pour consigner tous les actes commis sous son autorité (PV de réunions, courriers administratifs, rapports, documents comptables…) est devenu la règle. C’est le cas, en tout cas, du village d’Aït-Hague. Aussi, comme annoncé plus haut, en guise d’enquête pour étudier le comité – c’est désormais le terme consacré –, j’ai réuni l’ensemble des documents (peut-être pas la totalité ?) élaborés durant une période d’une dizaine d’années. J’ai ainsi choisi de m’appuyer pour l’essentiel sur l’écrit, laissant au second plan les informations informelles que j’ai glanées de-ci de-là au gré de mes observations ou de discussions avec quelques ressortissants du village.

Les principaux écrits utilisés dans le présent article sont les suivants :
 Les procès-verbaux des assemblées générales et des réunions restreintes ;
 Les rapports, bilans et comptes rendus des activités du comité ;
 Les courriers adressés à l’autorité, entreprises et services publics ;
 Les appels, avis et informations à la population villageoise ;
 Les règlements de conflits inter-villageois dits procès-verbaux de réconciliation ;
 Règlement interne du village ;
 Divers : Programmes de travaux, de fêtes et réjouissances collectives, visites de chantiers…


Il y a lieu de signaler de prime abord que le comité du village d’Aït-Hague, comme la plupart de ses homologues des autres villages, s’inscrit depuis la loi nationale du 04-12-1990 relative aux associations, dans un cadre plus ou moins officiel. Ce comité est déclaré et bénéficie d’un agrément de la Wilaya de Tizi-Ouzou. Son fonctionnement et ses activités restent autonomes mais portés à la connaissance de l’autorité publique, par le biais de ses organes déconcentrés, la commune et la daïra essentiellement. Il faut préciser que cet agrément officiel est devenu nécessaire, non par obligation prescriptive, mais parce que les villageois ne peuvent plus se passer de certaines interventions étatiques : financement des infrastructures de base : écoles, routes, subventions…, services publics : électricité, eau, gaz…, aides aux dépenses lourdes du village. C’est faire le constat que le lien social traditionnel et communautaire qui fait du village une entité intégrée et quasiment fermée dont l’horizon ne dépasse guère la tribu, s’élargit et change quelque peu de nature au contact d’entités exogènes et supérieures. La réalité sociale impose alors de rechercher continûment un semblant d’équilibre qui sauvegarde l’intimité du village (Lḥerma n taddart) tout en négociant, autant que faire se peut, les nouveaux rapports avec le monde extérieur.

Commençons, dans un premier point, par relever la tentative louable du Comité de maintenir ou réhabiliter une ancienne prérogative de l’ancienne tajmaât, qui consiste à intervenir dans les conflits entre individus ou familles. Dans le corpus de documents rassemblés, j’ai trouvé cinq (05) procès-verbaux dits de réconciliation qui sont, en fait, des interventions à "l’ancienne" comptant sur la force morale des "sages" pour atténuer les tensions et ramener les protagonistes à la raison et au compromis. Un (01 de ces cinq PV, court et sibyllin porte sur un litige entre Le Cheikh (Imam) et l’Association religieuse du village ! Un (01) autre relate un avertissement adressé à une personne qui a tenu des propos irrespectueux à l’endroit d’autres personnes du village. Ce qu’il faut retenir de ces documents, hormis celui relatif au différend religieux qui est inédit et jusque-là inconnu dans le village, c’est la banalité des litiges traités : problèmes de partage, d’empiètement lors des constructions des habitations, de querelles de voisinage, incivilité… N’empêche que l’un de ces conflits est arrivé devant les tribunaux de l’État, malgré trois (03) médiations du Comité. La personne injurieuse est rappelée à l’ordre par sa famille. Quant au conflit entre hommes de religion, le Comité, se trouvant probablement dans une situation où la jurisprudence coutumière reste muette dans ce genre "d’affaire", s’est contenté de suggérer aux protagonistes de faire part de leurs regrets devant les membres du Comité. L’incongruité de ce fait tout à fait nouveau, réside dans l’inversion des rôles des agents : traditionnellement ce sont les religieux (marabouts prestigieux) qui font office de médiateurs dans les différends inter villageois ! Est-ce une question de rivalité entre deux instances religieuses, l’une traditionnelle (le cheikh) et l’autre nouvelle (l’association) ? Est-ce une question à relent politique ? Toujours est-il que cet "incident" mérite d’être signalé et placé dans le contexte global de la "guerre" de religion qui affecte l’Algérie depuis quelques décennies. On ne peut en dire plus dans le cadre restreint d’un seul village.

Le deuxième point est relatif à la réglementation ou règles de fonctionnement du Comité et du village. Notons d’emblée que le règlement adopté par le Comité du village d’Aït-Hague est très sommaire, il ne contient qu’une douzaine d’articles. L’objet de ces articles ne porte que sur des aspects essentiels, voire indispensables à la vie interne du village : assemblée générale (présence, périodicité…), cotisations, volontariat (mot français qui tend à se substituer à tiwizi dans le langage villageois) pour travaux d’entretien (pistes, ruelles, murettes…), stationnement des marchands de passage (emplacement, redevances…). Concernant la vie sociale et juridique que les anciens qanoun-s régissaient dans le détail, très peu de règles sont édictées. A peine si l’on recommande dans un des articles, la sobriété dans les dépenses dans les veillées religieuses (seuls le café, le thé et l’eau sont permis). Il n’y a quasiment plus de dispositions coercitives, encore moins de "lois" répressives ou punitives (amendes, mises en quarantaine publique…) pour dissuader les récalcitrants à la bienséance commune. On compte sur le contrôle social et familial et au besoin (cas graves) on recourt au signalement des éventuels contrevenants à l’autorité étatique (surtout la mairie, les services de gendarmerie étant très peu sollicités depuis 2001 !). Ce n’est point le cas de certains villages voisins ou plus lointains où la règlementation est un peu plus étoffée, qu’on appelle lois ou chartes (ex des villages Iguersafène, Tifra…). Tout porte à croire que ce recul du code de fonctionnement d’ Aït-Hague (qui semble se généraliser), est dû à la difficulté que rencontre le Comité pour l’appliquer mais aussi- et surtout- à empiétement de plus en plus imposant de l’autorité administrative et juridique de l’Etat. Le dépôt de plainte et le recours à l’avocat se généralisent car la force publique devient plus contraignante que celle du village, au grand dépit des "anciens" qui voient des frères et des voisins exposer l’intimité familiale et villageoise devant les tribunaux !

Un autre champ d’activités du village d’ Aït-Hague pour lequel une mention spéciale peut être relevée est celui de ses correspondances et autres contacts (audiences, invitations…) avec les autorités politiques et administratives. Dans les documents recueillis, j’ai trouvé une trentaine de lettres dont la plupart sont des demandes, des requêtes et des doléances, ce qui est révélateur de la position demandeuse, donc de quasi dépendance, du village par rapport à l’administration. Une vingtaine de ces correspondances (les deux tiers) est adressée au Président de l’Assemblée Populaire Communale (APC qu’on continue d’appeler mairie et son chef le maire). Ces correspondances portent pour la plupart sur des financements de travaux de petites infrastructures nécessaires à la vie du village : ouverture et /ou bétonnage de pistes, aires de jeux pour les enfants, assainissement, projets d’utilité socioéconomique dont le cadre des Projets Communaux de Développement (PCD)… Ces liens épistolaires sont souvent suivis de rencontres et d’entrevues avec le Président d’APC pour appuyer les demandes, souvent quand elles tardent à être honorées. En raison de cette proximité, les villageois exercent une réelle pression sur l’autorité communale qui n’a pas toujours les moyens de répondre favorablement à toutes les doléances (les APC des zones de montagne n’ont point de ressources propres, hormis les budgets notoirement insuffisants qu’attribue l’Etat central via la Wilaya). Ce qui explique les rapports souvent tendus entre le Comité de village et l’APC (1/4 des écrits adressés par le Comité de village sont des lettres de protestation pour "promesses non tenues" !). Les courriers destinés aux autorités non élues, détentrices d’un réel pouvoir d’intervention sont exceptionnels (01 lettre au Wali demandant une subvention et 02 autres au Chef de Daïra dont une dénonçant un ressortissant du village bloquant le passage d’une piste agricole programmée dans le cadre d’un PCD et 01 autre demandant l’affectation d’un local de l’école du village à une activité extra-scolaire). Pour le reste des écrits du Comité, il concerne des demandes adressées aux entreprises des services publics (eau, électricité, gaz…) quasi quotidiennement sollicitées pour des interventions occasionnelles (pannes, coupures) des installations nouvelles (extension, renforcement du réseau). Une correspondance d’équipement public, la plus récente, est envoyée via la Wilaya, à l’entreprise" Algérie Télécom" pour le raccordement au réseau téléphonique et internet. C’est dire, comme signalé plus haut, que les villages de montagne, confrontés à de nouveaux besoins qu’ils ne peuvent satisfaire de façon autonome, sont dans l’obligation de s’insérer dans les réseaux des services publics gérés par des instances étatiques ou privées extérieures. À signaler aussi que le Comité communique désormais par voie d’affichage à certains endroits fréquentés du village (épiceries, places de stationnement…), la voix traditionnelle du crieur public (aberraḥ) n’est plus de mise. J’ai remarqué aussi que certaines doléances ou réclamations des villageois adressées au Comité se font de plus en plus par écrit à son Président. Formel, rapide et pratique, l’écrit remplace ainsi la parole mais la communication perd en efficacité et en force de conviction dans la mesure où l’intermédiation de la lettre court-circuite le débat et la solennité de la prise de parole publique. Le talent oratoire et l’éloquence de certains personnages, jadis recherchés et attendus dans les assemblées car "bien appropriés à l’auditoire" (Hanoteau et Letourneux, 2003) ont perdu de leur prestige.

Les réunions du Comité sont assez fréquentes (convoquées à chaque fois que la situation l’exige : programmation et suivi des chantiers, problèmes nouveaux, questions financières, renouvellement du bureau du Comité, litiges et conflits…) tandis que l’assemblée générale se tient selon une périodicité trimestrielle (sauf cas de force majeure nécessitant une AG extraordinaire). Les premières, restreintes, traitent des affaires courantes et les décisions prises de façon tout aussi restreinte. Chaque réunion est, cependant, sanctionnée par un PV signé par les membres présents (tous les PV seront portés à la connaissance de l’AG). Sur la période étudiée, j’ai relevé une cinquantaine de PV (la collecte n’est pas exhaustive). Ces PV courts et concis (01 à 02 pages) contiennent la date et la durée de la réunion, la liste des membres présents, l’ordre du jour et un bref résumé des questions abordées et des décisions éventuelles arrêtées. Les points qui reviennent à l’ordre du jour sont souvent les mêmes : l’état des finances (les cotisations ne sont pas toujours rentrées, surtout quand une fraction du village n’est pas représentée dans le Comité), les travaux engagés, les litiges avec les entrepreneurs, les campagnes de volontariat, les démarches auprès des autorités publiques, l’interpellation des villageois non respectueux des règles de vie collective : jets d’ordures et de gravats, empiètement sur l’espace commun…). Il arrive, cependant, que d’autres points, moins récurrents, soient à inscrits à l’ordre du jour, au fur et à mesure que des préoccupations nouvelles, parfois inédites, apparaissent dans le village. Quelques-uns méritent d’être signalés parce qu’ils sont révélateurs du changement social qui s’y opère. Le premier point, sans ordre d’importance, est la mise en place par le Comité de commissions destinées à prendre en charge des questions qui demandent un suivi au quotidien : finance, matériel, travaux, culture et animation, relation avec les institutions (sic !) ; cette dernière est très significative de l’implication de l’administration étatique dans l’organisation villageoise. Ces dernières années, à Aït-Hague, il y’a par exemple deux problèmes sur lesquels l’autorité publique est requise : la réalisation d’un piste agricole dont le tracé ne convient pas à certains villageois parce qu’elle déborde sur leurs propriétés et l’installation d’un transformateur et de poteaux électriques perturbée pour les mêmes raisons. Une autre occupation que le Comité se doit de prendre en charge et au besoin de financer est relative aux festivités traditionnellement inexistantes : fête de fin d’année scolaire (félicitations et remises de cadeaux aux lauréats) commémorations de dates historiques (01 novembre et 05 juillet), fête de la femme (08 mars)… Il est arrivé aussi que des réunions soient convoquées pour traiter de problèmes de sécurité interne au village : cambriolage, délinquance…Fait inédit dans les annales du village, une séance extraordinaire s’est tenue en date du 11 juillet 2013 pour "débattre du conflit opposant l’imam, le village et l’association religieuse" (sic). Le PV de réunion très lapidaire évoque une campagne de boycott initiée par l’association religieuse et se termine par la phrase : "Après avoir entendu toutes les parties, l’imam du village et les membres de l’association ont demandé pardon au village et s’engagent à ce que ce genre d’incident ne se répète plus". Cet "incident" sur lequel le comité ne semble pas vouloir donner plus de publicité mérite, à mon sens, qu’on l’observe de plus près. La raison est que l’association religieuse en question dûment agrée par l’administration wilayale, tend, selon de nombreux témoignages du village, à se poser en rivale du Comité. Le même problème semble se poser de la même manière dans beaucoup d’autre villages. Affaire à suivre ! Disons pour clore ce chapitre relatif au fonctionnement du Comité de village d’Aït-Hague, que dans la plupart des PV, les principales décisions arrêtées le sont provisoirement et restent soumises pour leurs approbations définitives à l’assentiment de l’assemblée générale du village. C’est le Comité qui convoque cette assemblée, de façon ordinaire (tous les trois mois) ou extraordinaire (à tout moment de l’année).

Notons, enfin, qu’en matière d’écrits, il y a en dehors des PV de réunions, des PV de réconciliation, des lettres à l’administration et de l’affichage public, d’autres formes décrits inédits tels les bilans moraux et financiers, les programmes de travail et des festivités, les déclarations sur l’honneur et d’engagement… Les principaux documents (les PV importants et les bilans financiers) sont systématiquement présentés devant l’AG. Celle-ci entérine les décisions et les actions du Comité et enregistre à l’occasion de ses tenues les doléances des participants. Il arrive qu’elles soient houleuses et parfois véhémentes à l’égard du Comité ; il s’agit en fait d’une sorte de rituel langagier pour lui demander plus d’abnégation et de vigilance dans les intercessions.


Conclusion
Au terme de cet aperçu sur la tajmaât-comité du village d’Aït-Hague, élargi à quelques observations sur d’autres villages de la Kabylie montagnarde, il est possible de tirer quelques faits saillants. En premier, tout observateur peut faire le constat généralisé du passage à l’écrit des règlements ou Qanoun-s, autrefois confiés à la mémoire villageoise et donc à l’oralité (il était rare qu’ils soient consignés sur des parchemins de quelques marabouts lettrés en arabe). Ce passage à l’écrit s’accompagne d’une certaine modernisation du contenu, s’inspirant du droit extra villageois (législation nationale, droit associatif, administratif….), révélatrice de la perte d’autonomie de la communauté villageoise, et de son instance de gouvernance séculaire (tajmaât). Le fonctionnement de celle-ci se transforme en s’inscrivant dans une organisation relativement nouvelle, sous l’égide d’un Comité doté d’un statut d’association conforme aux dispositions politico-juridiques imposées par une entité inconnue en Kabylie ancienne, l’Etat central. De ce fait, la tajmaât perd de ses prérogatives historiques, de son pouvoir et de son aura. Elle n’est plus le "gouvernement" de la petite république villageoise" que certains ethnologues ont jadis décrite et parfois donnée en exemple (E. Masqueray, 1983). Désormais, l’État y exerce son pouvoir à différents niveaux (politique, administratif, juridique, économique…) et au minimum un contrôle et une surveillance par le biais de différents organes (services de sécurité, partis politiques, associations…) qui, directement ou indirectement, influent sur les modes d’organisation et de fonctionnement du village. La tajmaât des temps anciens semble avoir vécu. Le droit coutumier aussi.

Saïd Doumane
Professeur, Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou
Ancien chargé de cours à l’Inalco-Paris (section de berbère)

Tizi-Ouzou, décembre 2019-janvier 2020.


Bibliographie sommaire
1. Documents d’archives du village d’Aït-Hague
2. Ouvrages et articles
- Abrous, D. (2004) : "Kabylie, anthropologie, sociale", In Encyclopédie Berbère, Edisud, p.4027-4033.
- Assam, M. (2017) : « Les "règlements intérieurs" de village en Kabylie : entre maintien d’un droit coutumier et dynamiques nouvelles des communautés villageoises », in Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 141/ juin P. 235-258.
- Hanoteau, A, Letourneux, A. (2003) : De la thadjemaath ou djemaa, édition Bouchène, Paris, p.21-23, t.2.
- Mahé, A (1984) : Anthropologie historique de la Grande Kabylie XIX-XXe siècle, thèse de doctorat de sociologie, Paris, EPHESS.
- Mammeri, M. (1991) : Culture savante, culture vécue (études 1938-1989), édition Tala, Alger.
- Masqueray, E. (1983) : Formation des cités chez les formations sédentaires de l’Algérie (Kabylie du Djurdjura, Chaouias de l’Aouras, Beni M’zab), Eisud, Aix-En-Provence.
- Yacine, T. (2019) : Kabylie 1871. L’insurrection. Actes du colloque international de Béjaïa 6 et 7 mai 2014, édition Koukou, Alger

Crédit photos :
 Photo de l’auteur : Tamazgha (2014)
 Photos du village At Ḥag : Page Facebook "Ait Hague : Hier Aujourd’hui Demain"

La dernière carte du pouvoir algérien : la corruption généralisée... Entretien avec Saïd Doumane, Professeur d’Economie à l’Université de Tizi-Ouzou. Propos recueillis par Masin Ferkal, à Paris le 14 mars 2014.

Je remercie vivement M. Djouab Mohand Saïd, ex-président du comité de village d’Ait-Hague, pour m’avoir permis d’accéder aux documents d’archives établis sous sa présidence.
S. D.