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Le "conflit" franco-algérien : un jeu de dupes ?
Tribune d’Ali Bensaad
lundi 9 juin 2025, par
Ali Bensaad vient de publier une tribune très instructive au sujet des fuites sur les biens des dignitaires de la voyoucratie algérienne en France. Dans cet article, l’universitaire donne les éléments pour comprendre le jeu de dupes auquel se livrent Paris et Alger qui finiront, fort probablement, par trouver un arrangement qui leur permettra de tourner la page et de reprendre leurs affaires... On peut comprendre que la situation actuelle devient intenable pour tous !
La tribune est publiée sur le blog Mediapart de l’auteur qui a eu l’amabilité de nous autoriser à le reprendre sur notre site.
Ali Bensaad est professeur émérite à l’Institut français de géopolitique (IFG). Ses analyses, à lire notamment sur son blog "Mediapart", sont pertinentes et, souvent, lèvent le voile sur ce qui n’est pas dit dans les médias.
Ci-après, nous publions sa tribune, en date du 9 juin, dans laquelle il revient sur cette histoire des biens de certains dignitaires du régime algérien, comme par hasard tous des "civils", et des messages que les politiques français et leurs partenaires militaires de l’autre côté de la Méditerranée s’envoient par presse interposée.
La Rédaction.
Fuites sur les biens des dignitaires algérien en France Destinées à faire pression sur le régime algérien dans la relation franco-algérienne, les fuites sur les biens en France des dignitaires de ce régime ont jeté un vent de panique dans la nomenklatura algérienne qui, après des dénégations, cherche à obtenir un arrangement qui éviterait des révélations qui éclabousseraient et fragiliseraient radicalement le régime.
Fuites sur les biens des dignitaires algériens en France, panique et rétropédalage dans la nomenklatura algérienne : Après le "chiche !" de la dépêche de l’APS, le "se tenir par la barbichette" de l’éditorial d’El Khabar.
L’expression "se tenir par la barbichette", signifie posséder l’un sur l’autre des informations confidentielles compromettantes qui risqueraient de nuire à l’un et à l’autre si elles étaient dévoilées. C’est du chantage dissuasif. Il est actionné par une partie qui, se sentant menacée et vulnérable du fait de ses compromissions connues par l’autre partie, tente de neutraliser celle-ci en prétendant, à son tour, détenir sur elle des informations tout aussi compromettantes. C’est moins une menace qu’une offre d’arrangements. Un arrangement au prix d’une omerta mutuellement consentie. Silence contre silence. Un pacte d’omerta.
C’est exactement et strictement l’offre que vient de faire le régime algérien au gouvernement français et probablement précisément à ou contre son ministre de l’intérieur. C’est l’esprit et la lettre de l’éditorial d’El Khabar du jeudi 31 mai [1]. Il fait suite à la dépêche de l’APS. Tous deux se veulent une réponse aux fuites du journal L’Express sur la question des biens en France des dignitaires algériens, leur possible gèle mais surtout la divulgation de l’identité de leurs détenteurs dont les conséquences politiques seraient catastrophiques pour le régime, beaucoup de ces dignitaires se trouvant au cœur atomique de l’Etat algérien.
La dépêche de l’APS avait adopté le ton du défi en lançant aux autorités françaises un "Chiche ! Passez à l’acte", une sorte de "même pas peur !".
Mais l’éditorial d’"El Khabar" effectue un total recentrage, un rétropédalage. Il est une missive du régime algérien au régime français, porteuse clairement d’une offre d’entente qui se justifie du risque de dégâts mutuels.
Comme dans les chantages dissuasifs, cette offre, pour se donner du poids et de la crédibilité, décline d’abord la possibilité d’un chantage symétrique et la possibilité de nuisance mutuelle : "l’Algérie détient EGALEMENT des dossiers ultrasensibles sur des responsables français, actuels et anciens, possédant des biens de luxe à Luxembourg, Zurich, Monaco, Dubaï et d’autres paradis financiers". Une façon de dire ’vous faites pareil’, de se ramener tous les deux au même niveau. Et donc de dire nous AUSSI nous vous tenons par la barbichette. Nous pouvons nous faire mal mutuellement.
Comme dans tout chantage dissuasif, la menace, feinte ou réelle, est brandie mais elle est en même temps pondérée en conditionnant le passage à l’acte uniquement par l’absence d’entente. C’est précisément ce que fait El Khabar : "Ces dossiers peuvent être rendus publics à tout moment SI la France persiste dans sa politique du deux poids deux mesures". C’est explicitement une offre de "silence contre silence", un pacte d’omerta.
Deux jours plus tard, la tribune dans l’expression du 2 juin de l’ancien ministre Hachemi Djiar [2], resté dans la périphérie proche du pouvoir et, comme souvent, en "réserve de la république" et peut-être lui-même détenteur d’avoirs en France, confirme cette volonté de rabibochage. Cette tribune qui convoque le passé commun avec la France est une façon de signifier qu’il y a un avenir commun. Je ne crois pas qu’il se soit exprimé dans ce sens et à contre-courant du climat d’hostilité à la France, s’il n’avait eu l’accord voire même la sollicitation des décideurs. Depuis quelques mois, c’est l’article le plus bienveillant avec la France que j’ai eu à lire.
Enfin, Tebboune avait reçu l’écrivain Yasmina Khadra mais c’est le 4 juin seulement, deux semaines plus tard, que l’information sur une intercession de l’écrivain pour la libération de Boualem Sansal est rendue publique. Censée être confidentielle, elle n’a pu être rendue publique qu’avec l’accord de la présidence et précisément dans ce contexte où celle-ci a besoin de desserrer l’étau autour d’elle. Cette libération pourrait constituer une sortie "honorable" pour l’Algérie, elle interviendrait à la demande d’un écrivain de réputation internationale et, malgré parfois des critiques, resté proche du régime et manifestant toujours une solidarité de corps avec l’armée dont il est issu. Elle apparaîtrait pas comme une réponse aux pressions françaises. Par contre, le sort des détenus du Hirak ne semble pas avoir été évoqué.
En limitant les fuites à des politiques et en épargnant les militaires dont elles savent qu’ils sont les vrais décideurs, les autorités françaises laissent aussi, de leur côté, la porte ouverte à un "arrangement". Les fuites ont concerné surtout le personnel politique le plus proche de Tebboune ainsi que sa famille. C’est le choix du dégât le moindre pour préserver le futur des relations franco-algériennes, les autorités françaises ayant fini par comprendre que Tebboune, au contraire de ses prédécesseurs, n’est qu’un président de devanture.
Par ailleurs, en restreignant les révélations à des fuites n’envisageant d’aucune manière le terrain judiciaire, même par ONG interposées, comme cela a pu être fait contre des dictateurs africains, les autorités françaises limitent l’usage de ces fuites à un coup de semonce destiné à "ramener à la raison" les décideurs algériens.
Un Assourdissant silence
Dans l’éditorial d’El Khabar comme dans la dépêche APS, le régime algérien ne cherche même pas à infirmer, même par un simple mot, les fuites sur les biens accumulés par ses membres les plus imminents en France. Il ne cherche pas à se disculper de ces accusations même du bout des lèvres ni à les traiter de mensongères ou à feindre de s’en indigner ni de se réclamer de sa probité et de celle de ses membres comme il sait le faire avec sa langue de bois. Rien. Pas un mot. Silence total. La seule défense, c’est "vous faites pareils". Ce "nous sommes pareils", assume de fait une corruption supposée partagée.
Le régime veut focaliser exclusivement sur le bras de fer qui pourrait s’engager entre l’Algérie et la France en espérant même souffler sur les braises du sentiment nationaliste.
Mais la question qui vaut d’être posée, celle qui intéresse les Algériens, ce sont ces biens eux-mêmes et comment ils ont pu être acquis ! Aux yeux de la loi algérienne, ces biens détenus en France par d’actuels responsables politiques et militaires, sont tout autant des biens mal acquis que ceux de la "issaba", terme par lequel sont désignés les réseaux de Bouteflika, que la justice algérienne prétend vouloir poursuivre. Ils se sont constitués obligatoirement en enfreignant la loi algérienne. Pourquoi seraient-ils HALAL pour ceux qui sont toujours aux manettes du régime et HARAM pour les autres qui en ont été déchus ?
Aussi hauts qu’ils puissent être aujourd’hui dans la hiérarchie administrative, politique ou militaire et bénéficiant des plus hauts salaires possibles, aucun des responsables algériens ne pourrait acquérir avec son seul salaire un bien immobilier en France. Le salaire mensuel le plus élevé, celui du fonctionnaire le mieux rémunéré, le président de la république, se monte à 700.000 dinars, soit reconverti en euro sur le marché parallèle, seul moyen de transférer l’argent, cela donne 2800 euros. Comment avec une telle somme acquérir des biens à un et plusieurs millions d’euros ?
On sait, entre autres, que Saïdani, l’ancien patron du FLN et porte-flingue de Saïd Bouteflika a acheté son appartement à Neuilly en détournant l’argent de l’aide internationale destiné au développement de l’agriculture algérienne. Avec quel argent Boualem Boualem, le bras droit de Tebboune, a-t-il acquis lui ses biens immobiliers et rempli ses comptes en banque en France lui qui figure à la tête des 801 dignitaires possédant des biens et des avoirs en France ? Avec quel argent sont nourris les comptes français florissants des fils Tebboune qui n’ont ni fonction ni activités entrepreneuriales connues ?
Par ailleurs, Au-delà de l’origine de cet argent, la loi algérienne interdit formellement aux résidents algériens tout transfert de fond pour la constitution à l’étranger de tout avoir, qu’il soit immobilier, mobilier, fiduciaire ou bancaire sauf très rares cas d’investissement productifs en soutien d’une production nationale et dont les bénéfices doivent être obligatoirement rapatriés. Comment ont-ils donc fait tous ces dignitaires pour convertir une partie plus ou moins importante de leur fortune, nonobstant l’origine de celle-ci, en biens à l’étranger ? Ils ont fatalement fait comme l’ancien premier ministre Ouyahia qui a acquis 3 millions d’euros sur le marché noire des devises, une infraction au change, une parmi d’autres raisons pour laquelle il se trouve en prison. Sinon, il y a un autre moyen, pire, c’est les rétrocommissions qui sont directement versées à l’étranger. Mais ce n’est pas seulement la loi algérienne qui est enfreinte mais aussi la loi française, s’agissant de circulation occulte de capitaux relevant du blanchiment.
HALAL pour nous HARAM pour vous :
Les biens détenus en France par d’actuels responsables politiques et militaires ne peuvent donc être que des biens mal acquis. Et à plusieurs titres. Ils sont donc tout autant des biens mal acquis que ceux de la "issaba", terme par lequel sont désignés les réseaux de Bouteflika, que la justice algérienne prétend vouloir poursuivre.
L’Algérie affirme avoir envoyé à la France 51 commissions rogatoires concernant des "fonds détournés" convertis en biens ou compte bancaires en France. Pourquoi 51 et pas 801 le nombre de responsables algériens identifiés par les services français comme possédant des biens et des comptes bancaires garnis en France ? Pourquoi ces biens seraient HALAL pour ceux qui sont toujours aux manettes du régime et HARAM pour les autres qui en ont été déchus ? Pourquoi les biens de Bouchouareb et pas également ceux de Boualem Boualem ?
Mais au-delà de cette question de principe, il n’y avait aucune chance pour qu’une justice indépendante puisse donner une suite à ces commissions rogatoires. Parce qu’essentiellement et pratiquement la justice algérienne non seulement ne garantit pas une légalité des procédures mais parce qu’elle même actionne souvent, de façon expéditive et arbitraire, sans en apporter la preuve, les accusations d’infraction aux mouvements de capitaux et de blanchiment qui fondent justement la plupart de ces commissions rogatoires. On peut citer entre autres cas emblématiques, celui de Nabil Mellah, le patron de MERINAL, premier laboratoire pharmaceutique employant plus de 1 000 salariés, qui a réussi à développer d’importantes lignes de production se substituant aux importations. Il assurait 60 % de la couverture nationale et exportait en Côte-d’Ivoire, au Mali, au Congo, au Niger, au Burkina Faso, au Sénégal, en Libye ou encore en Irak. L’expertise judiciaire l’avait clairement disculpé d’une possible infraction au change portant d’ailleurs sur une somme dérisoire mais il fut quand même condamné à 4 ans de prison. C’est la même accusation, là aussi démentie par les expertises judiciaires, qui fut dégainée contre Issad Rebrab, le dirigeant de la plus importante entreprise privée du pays. Dans ces deux cas emblématiques de "l’Algérie nouvelle" de Tebboune, se rejoignaient une volonté du régime de casser des entrepreneurs qui avaient des engagements citoyens et celle de favoriser des concurrents liés ou partie prenante du régime comme le ministre de l’industrie pharmaceutique d’alors, Lotfi Benbahmed, qui a fait condamner Nabil Mellah et qui était lui-même gros distributeur de médicaments importés, gêné par le développement d’une production locale. La chute brutale toute récente de Saïda Neghza, entrepreneure et présidente d’une puissante confédération patronale et bénéficiant encore récemment d’une place privilégiée dans le régime où elle se targuait de puissants soutiens dans l’armée, est venue illustrer cette instrumentalisation de la justice dans le monde des affaires y compris au sein même des factions du régime. Victime d’une recomposition des rapports de force qui lui a fait perdre ses protecteurs militaires, elle a été condamnée à une peine disproportionnée de dix années de prison sur la base d’un dossier vide également.
Voici entre autres, les raisons pour lesquelles aucune justice sérieuse ne peut accéder aux demandes de commissions rogatoires algériennes qui, par ailleurs, pourraient également s’appliquer contre les dirigeants même qui les ont formulées.
Bouchouareb peut dormir tranquille.
Un silence accusateur et accablant
Dans toutes ses déclarations et à aucun moment le régime ne s’est hasardé à démentir les informations sur les biens de ses dignitaires en France. Il sait que s’il venait à contester la réalité de ces biens et à tenter de pousser plus loin la polémique sur le terrain concret, il sera fatalement confondu de façon accablante et définitive. L’existence de ces biens est une réalité tangible et incontestable, connue, vérifiée et documentée en France. Le régime sait aussi qu’elle est connue également par l’opinion algérienne, même si c’est souvent de façon empirique et parcellaire. Comme pour les passeports diplomatiques. C’était largement connu de tous. Même si on n’en imaginait pas l’échelle industrielle : 6000 (six mille), transformant un instrument de souveraineté nationale en un simple outil d’accès privilégié à la France, très largement distribué à sa clientèle.
Voilà pourquoi le régime préfère occulter complètement la question de ces biens en évitant même d’y faire allusion.
Pourtant, d’un régime qui fait de la question de la souveraineté le cœur de son discours, on aurait attendu qu’il feigne au moins verbalement de défendre l’honneur et la dignité de l’Etat que ces révélations salissent. On aurait attendu qu’il condamne ces acquisitions et se désolidarise de leurs acquéreurs et qu’il s’engage lui-même à les poursuivre et à saisir lui-même la justice de son Etat souverain. C’est ce "Chiche" là qu’on était en droit d’attendre.
Et comment supporter que l’honneur et la dignité de l’Etat algérien soient mis en cause aussi gravement par des révélations précises mettant en cause le chef de l’Etat, ses plus proches collaborateurs et sa propre famille sans que ces derniers ne démentent ces accusations, sans qu’ils n’opposent des faits aussi précis que ceux de leurs accusateurs et, qu’au contraire, qu’ils choisissent de s’enfermer dans le silence. Un silence accusateur en soi et qui accable encore plus le régime.
L’indignité des dirigeants n’est pas à confondre avec l’honneur du pays.
La mémoire souillée de la lutte anticoloniale
Ces révélations sont blessantes pour le pays. Elles le sont doublement et d’autant plus fortement qu’elles sont probablement le fait de M. Retailleau qui a toujours clamé son attachement à la colonisation, déclarant encore tout récemment que "la colonisation c’était aussi des heures qui ont été belles".
Mais à vrai dire, cette souillure, M. Retailleau en est moins responsable que les dirigeants algériens qui, en pillant le pays, en détournant les dividendes de l’indépendance tout en se justifiant par une instrumentalisation de l’héritage de la lutte anticoloniale et en galvaudant et dévalorisant celui-ci, l’ont rendu accessible et salissable par les nostalgiques de la colonisation.
Ali Bensaad
Cet article est publié dans le blog de l’auteur sur Mediapart : blogs.mediapart.fr, le 9 juin 2025.
Repris sur Tamazgha.fr avec l’aimable autorisation de l’auteur.
– Lire l’article sur le blog d’Ali Bensaad
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