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Les Canariens se mobilisent pour leur pays

Entretien avec Isora Mesa, représentante de la plateforme "Canarias Se Agota"

jeudi 9 mai 2024, par Masin

Isora Mesa est une activiste canarienne engagée dans diverses luttes qu’elle mène en parallèle à ses études en anthropologie sociale à l’Université de la Laguna. Âgée de 27 ans, elle a une riche expérience de lutte : soutien aux migrants, mobilisation dans des actions visant à contrer des projets de construction d’hôtels sur les côtes canariennes (comme celui de La Tejita à Tenerife), actions de sensibilisation à l’achat de produits dans les marchés au lieu de se rendre dans les grandes surfaces, manifestations pour les droits des étudiants et d’autres action sociales. Isora estime que le combat, la lutte, doit se mener au quotidien là où l’on est : c’est qu’elle appelle "action directe".

Isora fait partie des représentants des différents collectifs qui ont appelé à la grande manifestation du 20 avril à travers toutes les îles de l’Archipel canarien sous la bannière de la Plataforma "Canarias Se Agota" (Plateforme « Les Canaries sont épuisées ») et qui a rassemblé des dizaines de milliers de Canariens qui ont défilé dans les rues des différentes îles de l’Archipel et même dans certaines capitales européennes.

Pour mieux comprendre les raisons de ces manifestations du 20 avril 2024 ainsi que les revendications des manifestants, nous avons sollicité Isora Mesa qui a eu l’amabilité de répondre à nos questions.

Tamazgha.fr : Quels sont les organisateurs de ces manifestations ?

Isora Mesa : Les organisateurs de ces manifestations du 20 avril sont des collectifs historiques des différentes îles, allant de l’écologique au social, d’Ecologistes en action aux Syndicats des locataires.

Les médias parlent d’une large mobilisation qui dénonce le "surtourisme" (ou le tourisme de masse). Est-ce vraiment le seul motif des manifestations du 20 avril ?

Non, le tourisme de masse aux îles n’est pas la seule raison des manifestations du 20 avril. Nous dénonçons également le modèle touristique imposé par la classe politique et entrepreneuriale depuis plus de 50 ans aux Canaries qui est responsable d’un grave déclin que subit la population, avec les plus hauts taux d’exclusion sociale de l’État espagnol et un niveau élevé de pauvreté, surtout parmi les habitants des zones les plus touristiques.
Aux Canaries, les jeunes consacrent 99 % de leur salaire au paiement du loyer (en trois ans, le montant des loyers ont augmenté jusqu’à quatre fois plus que dans n’importe quelle autre communauté autonome de l’État espagnol). Nous parlons donc de différentes situations, pas seulement de tourisme de masse. Cependant, nos dirigeants politiques et la classe entrepreneuriale utilisent l’excuse du tourisme tout en tirant profit de la douleur de la terre et du territoire. Aux Canaries, nous avons connu 38 000 cas de crimes contre la Nature entre 2001 et 2022, c’est une situation épouvantable... Ainsi, ce que vivent la population et le territoire des Canaries nous a poussés à manifester et à entreprendre d’autres actions directes, comme la grève de la faim, qui pointent du doigt beaucoup plus les responsables, comme le président du gouvernement des Canaries, Fernando Clavijo. De plus, des mesures beaucoup plus concrètes sont demandées, comme l’arrêt immédiat de deux projets hôteliers illégaux à El Puertito de Adeje et à La Tejita (tous deux dans le sud de Tenerife) ainsi que le moratoire touristique exigeant qu’aucune nouvelle construction touristique (ou sous prétexte de tourisme) ne sera autorisée aux Canaries pendant dix ans.

Quelles menaces représente vraiment le tourisme aux Canaries ?

Le tourisme ne représente vraiment aucune menace. Le tourisme n’est rien d’autre que l’autre face de la migration : les gens ont le droit de voyager, de se déplacer librement dans le monde sans que cela entraîne les désastres que nous connaissons aux Canaries et dans d’autres territoires de l’État espagnol, comme Ibiza et Majorque (îles Baléares). Les Canaries, en tant que colonie espagnole, subissent le tourisme sous d’autres perspectives. Mais en soi, le tourisme n’est pas une menace, car il s’agit de mouvements migratoires différents orientés vers le plaisir, pas vers la recherche d’un emploi. Ceux qui représentent vraiment une menace sont ceux qui utilisent l’excuse du tourisme pour "néocoloniser" les Canaries et surexploiter le territoire et la population.

Quelles sont les différentes revendications des manifestants ?

Les grévistes de la faim réclamaient le moratoire touristique pour l’ensemble des Canaries et l’arrêt immédiat des travaux des hôtels d’El Puertito d’Adeje et de La Tejita qui sont totalement illégaux. Le méga-projet de « Cuna del Alma » (à El Puertito de Adeje) détruit des sites archéologiques, annihilant des espèces endémiques et protégées comme la viborina triste. L’arrêt de la construction de ces deux hôtels aurait représenté un engagement du gouvernement canarien en faveur du moratoire touristique. Mais comme la classe politique a reculé, le peuple canarien, prenant la relève des grévistes de la faim, est de nouveau allé stopper les travaux sur le terrain. Les manifestants ont dû s’y rendre jeudi 25 et vendredi 26 avril pour arrêter les travaux de « Cuna del Alma » et ils ont réussi, bien que cela les a exposés à l’identification par la Guardia Civil (police militaire espagnole) et aux menaces et cris des ouvriers. Quant aux revendications des manifestants, elles sont très diverses, allant de l’économique au politique : de la dénonciation du colonialisme et du néocolonialisme que nous subissons aux Canaries, de la situation du logement, de la situation d’urgence hydrique et climatique et de la situation des déversements illégaux et non autorisés d’eaux usées non traitées qui ont entraîné de nombreuses fermetures de plages canariennes entre 2022 et 2023. Ce sont des revendications très larges qui témoignent du mécontentement et surtout de la colère que ressentent les Canariens. Parce que nous ne pouvons plus, nous ne pouvons pas arriver à la fin du mois, et pour certains pas même au milieu du mois, en travaillant 12 heures par jour.

Les manifestations du samedi 20 avril 2024 sont-elles spontanées ou le résultat de longues luttes ?

Toute manifestation, toute lutte, toute action directe résulte de mouvements historiques. Nous ne pouvons pas oublier nos ancêtres qui nous ont ouvert la voie et nous guident encore aujourd’hui. Ici aux Canaries, nous sommes les enfants des esclaves de la Conquête ainsi que des colons aussi, nous sommes les enfants des insurgés qui étaient cachés dans les montagnes et qui se sont ensuite dissimulés parmi la population coloniale. Nous avons notre histoire très présente, le présent découle toujours du passé.

Le tourisme de masse présente-t-il une menace pour le patrimoine canarien ?

Lorsque le touriste n’est pas informé de la valeur du territoire qu’il foule, il peut devenir une menace pour le patrimoine (nous avons vu de nombreux sites archéologiques détruits). Mais ce qui nous préoccupe surtout, c’est la classe politique aux Canaries qui devient une menace pour le patrimoine lorsqu’elle ne le valorise pas et elle ne le protège pas. À titre d’exemple, le président des Canaries a eu à déclarer, au sujet de la momie la plus ancienne trouvée aux Canaries (qui présente des traits négroïdes, c’est-à-dire africains) et qui se trouve à Madrid (Musée archéologique national), "qu’elle est mieux conservée là-bas, car nous ne pourrions pas la conserver ici". Ce type de déclarations révèle que notre classe politique n’est pas capable de conserver notre patrimoine et notre Histoire. Ainsi, ce que fait le touriste découle de ce que fait la classe politique, ce qui est nuisible. Parce que lorsqu’il y a des travaux qui détruisent nos sites archéologiques, les responsables politiques en sont conscients et cela ne les dérange nullement et ils ne les arrêtent pas. Le problème n’est pas le touriste. Nous en revenons au même point : le problème réside dans nos dirigeants politiques et la classe entrepreneuriale qui les finance.

Propos recueillis par
Masin Ferkal.



Manifeste de "Canarias Se Agota"