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Racontez-moi le Ghéris !
samedi 23 mars 2024, par
C’est d’un livre sur la toponymie de la région de Ghéris dont nous gratifie Nour Dine Baoudra. « Goulmima : un lieu, un toponyme et un récit », publié à Casablanca, est d’une importance considérable notamment pour la préservation de la mémoire collective. En filigrane, l’auteur raconte l’histoire de certains membres de sa famille qu’il découvre en travaillant sur le projet de ce livre. Celle-ci est parfois tragique. Des anecdotes liées à certains lieux meublent également ce récit qui relève à la fois de la micro-histoire et de l’anthropologie.
L’auteur écrit que ce livre est le fruit de randonnées qu’il organisait avec son père, fin connaisseur de la région. Le livre détaille les toponymes des montagnes, des igherman (ksour) et ceux liés à l’eau et à la palmeraie.
Il notait soigneusement les propos de son père. À travers ces toponymes, on découvre des histoires désormais oubliées. Certains lieux sont intimement liés à des histoires familiales à l’instar de Tagwelzit n Qbibi. Qbibi était un aïeul. Rusé comme Ulysse. Ce berger, qui se sentait vulnérable parce qu’il était tout seul en plein montagne, a fait recours à un stratagème pour faire fuir des voleurs qui convoitaient ses chèvres et ses dromadaires. « Il s’est déguisé en différents personnages. Il apparaît par plusieurs fois et par plusieurs endroits. Donnant l’impression de présence de plusieurs personnes », faisant fuir les voleurs. Depuis, cet endroit porte ce nom. Une sorte d’hommage à ce personnage.
Deuxième exemple : Taqqat n Ayt Bawdra qui désigne un campement de la famille Ayt Bawdra. L’auteur écrit que ce lieu a connu un événement dramatique lors de l’occupation, sans préciser la date. Un avion de l’armée française a jeté « accidentellement des corps métalliques lourds », provoquant la mort de quatre membres de la famille (un homme, une femme et deux enfants) ainsi que 1000 caprins et 50 dromadaires. D’autres lieux traçant l’histoire de la famille comme Asif n Bawdra sont cités dans ce livre.
Certains lieux rappellent des drames vécus par des bergers tel que « Tizi n Tuqqen-Iker » où un berger avait été tué par balle par des voleurs qui ont subtilisé son troupeau. Face aux villageois ghérisois qui les traquaient, les voleurs ont égorgé une chèvre et exposé ses pattes ensanglantées comme signe d’avertissement et de défi, ce qui a poussé les villageois à renoncer aux poursuites. (Tuqqen, de Qqen : attacher, ligoter. Et Aker : Voler, enlever). La date de l’événement n’a pas été précisée.
D’autres histoires liées à des lieux d’une grande symbolique historique dans la région de Ghéris sont évoquées. Win Iwaliwen, théâtre de combats entre deux tribus rivales, rapportés par Charles de Faucault en 1883, sera également célèbre par une bataille opposant l’armée française aux tribus des Aït Yafelman au début des années 1930.
Certains lieux nous font voyager dans les méandres d’histoires fantastiques. Ils puisent leurs noms dans des contes locaux comme « Tikwa n Tarir » (les tamaris de l’ogresse) et Ljir n Ba Ḥeddu, qui tire son nom de celui d’un poète qui aurait croisé le chemin d’une ogresse (Tarir) qui voulait le dévorer et dont il a réussi à se débarrasser.
Ce livre, avec des images en couleur de plusieurs lieux cités, a pour but de collecter et répertorier les divers noms de lieux. L’idée a germé face à un constat fait sur le terrain. « Mon père connaissait chaque lieu par son nom patronymique. Certains de ces noms ont disparu et ne s’utilisent guère. Du moins par ma génération », écrit l’auteur.
Ces toponymes ont disparu à cause de la modernisation du mode de vie suite à la sédentarisation des nomades qui donnaient vie à ces lieux et, à travers eux, à leurs noms. L’auteur dresse à la fin de son livre une liste de noms complétement disparus. Un cimetière de toponymes.
En lisant ce livre, on se rend compte des ravages de l’arabisation surtout sur les noms des lieux au sein même de la ville de Goulmima. « Lḥadiqa » (jardin), Zzaki (nom d’un quartier de Goulmima qui trouve l’origine de son nom dans « Asaki/Asaka : passage à proximité d’un gué). Même Tizi n Imnayen, qui désignait une partie de la nouvelle ville, n’a pas échappé à l’arabisation. Il est devenu « place de la marche verte » (Saḥat al-masira al-xaḍra).
Pour reconstituer l’histoire de certains toponymes, l’auteur s’est appuyé sur le livre « reconnaissance du Maroc » de Charles de Faucauld qui a décrit son passage à Goulmima le 30 avril 1884, avec Mardochée Aby Serour, rabbin et explorateur.
Si ce livre qui retrace la mémoire de la vallée de Ghéris à travers sa toponymie est d’une grande importance, il subsiste toutefois quelques hics. Les noms des lieux n’ont pas été transcrits conformément à la notation usuelle en usage en langue amazighe. Une introduction pour présenter non seulement la région de Ghéris, au moins géographiquement et historiquement, mais également la méthodologie que l’auteur a adopté pour travailler sur cette thématique, aurait été bienvenue.
Nour Dine Baoudra est né à Goulmima. Il est poète et nouvelliste. Il vient de sortir un recueil de nouvelles (Tullisin), intitulé « Abrid n imakren n walim » (la voie lactée).
Aksil Azergui
