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Au Chiapas la lutte continue

Dix ans après le soulèvement indien et la demande de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) de la reconnaissance de la culture indigène et de leurs droits en tant que peuples indigènes mexicains libres et autonomes.

jeudi 8 avril 2004, par Masin

Le 1er janvier 1994 entre en vigueur l’accord de libre-échange nord-américain (Alena : Canada, Etats-Unis, Mexique). Des milliers de rebelles indigènes de l’EZLN se sont soulevés ; ils occupent plusieurs villes du Chiapas (Etat du sud-est du Mexique) dont San Cristobal de las Casas et Ocosingo, sous la direction du sous-commandant insurgé Marcos. Cette occupation fut brève (vingt-quatre heures), sans affrontements, excepté à Ocosingo où l’armée fédérale a réagi en assassinant plusieurs dizaines de personnes parmi les sympathisants et les insurgés leur tirant une balle dans la tête après les avoir ligotés. Les insurgés revendiquaient leurs droits à l’autonomie, la reconnaissance de leurs droits, de leurs cultures et langues indigènes et protestaient contre la politique néo-libérale et la corruption du gouvernement mexicain et du président Carlos Salinas de Gortari (président du Mexique de 1988 à 1994). Ce même président fut, entre autre, responsable de la modification de l’article 27 de la Constitution mexicaine en 1992. Cette modification permet la vente des terres communales (ejidos) qui garantissaient aux paysans indiens l’exploitation de petites parcelles de terre pour subvenir en partie à leurs besoins familiaux. En modifiant cet article, pour les Mexicains, indiens et non indiens, c’est la mémoire d’Emiliano Zapata hijo del pueblo (fils du peuple) qui ébranla, avec Francisco Villa, les colonnes du pouvoir lors de la révolution mexicaine qu’on assassine.

En modifiant l’article 27, on transforme les paysans indigènes en main-d’œuvre bon marché pour les entreprises d’exploitation forestière, agricoles,... Cet article constitutionnel fut une des concessions minimales faites à la révolution.

L’armée fédérale a combattu pendant douze jours les insurgés, provoquant la mort de centaines d’Indiens et l’exode de milliers d’indigènes. Un cessez-le-feu est décrété, le 12 janvier 1994, suite à la mobilisation de la société civile mexicaine et internationale. Le mouvement zapatiste s’est transformé en un mouvement pacifique, aucune balle n’a été tirée par l’EZLN depuis malgré la guerre de basse intensité que poursuit le gouvernement du Mexique.

N’avons-nous pas, nous aussi, nos propres morts et exilés ? Il y a eu en Kabylie plus d’une centaine de morts et des milliers de blessés par balles parmi nos frères insurgés, et ceux qui y ont échappé sont en train de mourir à petit feu... N’est-ce pas là une guerre de basse intensité livrée par le pouvoir assassin à la Kabylie ?

La résistance au Chiapas se poursuit depuis plus de dix ans tandis que, partout au Mexique, la colère s’exprime quotidiennement par les émeutes, les barrages de routes, les grèves, les occupations de zocalos (places publiques au centre des villes), le blocage des villes en opération escargot... Contrairement à ce que voudraient nous faire croire le pouvoir fédéral et celui des Etats régionaux, qui bénificient de la complicité des Etats-Unis d’Amérique et le silence des grands médias, non seulement le mouvement zapatiste ne s’essouffle pas mais il s’étend et se ravive. Il trouve des échos à travers tout le pays, comme à Union Hidalgo (Etat d’Oaxaca) où le CCU (Conseil citoyen d’Union Hidalgo) demande la disparition des pouvoirs institués et se déclare en désobéissance civile suite au projet d’une entreprise privée qui a voulu construire une exploitation industrielle de crevettes sur les terres communales, sans demander la permission à personne, et surtout pas à la communauté. Elle a commencé à dévaster toute la mangrove (les palétuviers) en détruisant les palétuviers dont dépend l’équilibre écologique de la zone. La population s’insurge et arrête les travaux. En janvier 2002, un autre projet, toujours d’élevage intensif de crevettes, est mis en marche. La communauté zapotèque s’y oppose une nouvelle fois et le projet est finalement refusé par les instances fédérales. Fin décembre 2002, le président municipal rend des comptes au terme d’une année d’exercice et les citoyens s’aperçoivent que 8 millions de pesos ont disparu. Janvier 2003, les habitants ont porté plainte devant la cour des comptes de l’Etat d’Oaxaca pour malversation de fonds publics. Le 13 février 2003, après une manifestation devant la mairie, le président municipal d’Union Hidalgo, Armando Sanchez Ruiz, donne l’ordre aux policiers de tirer sur la foule. Bilan : un mort et plusieurs blessés.

A Xochistlahuaca (Etat de Guerrero), depuis plus d’un an, la population de la ville a déclaré l’autonomie et l’autogestion en créant sa propre autorité traditionnelle pour protester contre le gouvernement.

A Atenco (Etat de Mexico), la résistance continue depuis plus d’un an et demi face à l’autorité locale et fédérale en occupant la mairie et en se déclarant en désobéissance civile pour protester contre la confiscation des terres des paysans afin de construire un aéroport à proximité de leurs villages.

Dans les Etats d’Oaxaca, du Chiapas, de Guerrero, de Mexico, etc., partout on entend que, quoi qu’il arrive, "il n’y a pas de retour en arrière possible".

Le pouvoir fédéral mexicain est aux abois et continue à utiliser ses armes favorites : la force du mensonge et la division. Depuis quelques années, des milliers de militaires ont été envoyés en renfort dans tous les Etats où la dignité rebelle exprime son ras-le-bol de ce gouvernement assassin.

La raison officielle de l’envoi de ces renforts est d’assurer la sécurité, la lutte contre les narcotrafiquants et, à la demande des Etats-Unis, d’arrêter l’émigration clandestine latino-américaine qui converge du sud vers le nord, mais cela fait longtemps que la population ne se laisse plus duper par ces manœuvres de division et de mensonges politiciens.

Cette manipulation politicienne, ne la vivons-nous pas en Kabylie et plus encore en cette boueuse période électorale ?

Depuis le soulèvement de 1994, le mouvement zapatiste n’a pas cessé de gagner du terrain, de la sympathie et la solidarité de la communauté nationale et internationale par ses actions sans violence et ses offensives pacifiques comme la déclaration des 38 communes autonomes, la création des Aguascalientes (lieux de rencontres), la rencontre "intergalactique" pour l’humanité et contre le néolibéralisme de 1996, le voyage à travers tout le pays de 1111 zapatistes en 1998, puis des 5000 en 1999, la Marche de la dignité indigène du printemps 2001 sur Mexico pour défendre devant le Parlement la loi "Droits et Culture indigènes", accompagnée par des milliers d’hommes, d’enfants, de femmes, de toutes les classes sociales, nationales et internationales, pour rencontrer la population mexicaine et expliquer l’importance de l’application des accords de San Andrés signés cinq ans auparavant. Tous se rappellent qu’il y a une parole que le gouvernement mexicain n’a pas tenue ; les accords de San André, et qu’il n’y a ni paix, ni justice, ni dignité pour les Indiens, pour dire "Ya basta !" à toutes les injustices, au racisme, aux humiliations, aux assassinats, pour que la guerre soit chassée à jamais des terres de leurs ancêtres.

Après la marche, pour la première fois dans l’histoire du Mexique, des délégués indigènes en rébellion ainsi que des représentants du Congrès national indigène (CNI) ont été reçus et écoutés par le Parlement pendant cinq heures (et c’est une femme pauvre et indienne, la commandante Esther, qui menait la délégation zapatiste), mais tous les sénateurs et la majorité des députés ont fait la sourde oreille en défigurant les accords signés en février 1996.

Bouteflika, les généraux et le FLN. Ne subissons-nous pas, nous aussi, le pire des systèmes ?

Depuis, les indiens rebelles zapatistes du Chiapas refusent de continuer à pratiquer en cachette, clandestinement leur autonomie, et d’attendre une autorisation ou une loi constitutionnelle qui ne viennent pas puisque le gouvernement refuse d’appliquer les accords qu’il a signés en 1996. Les Indiens ont décidé de les mettre en pratique et de le faire ouvertement sur la place publique et au grand jour. L’autonomie existe depuis toujours chez les Indiens, il ne s’agit pas d’une idée mais d’une pratique. Aussi, en août 2003 les zapatistes déclarent la naissance des Caracoles (escargots), sorte de lieux de coordination régionale et autonome, et la création de cinq Juntas de buen gobierno (conseils de bonne gouvernance) chargés de la santé, de l’éducation (une école bilingue (espagnol et langues indiennes), de la justice et de la résolution de toute sorte de problèmes dans le territoire autonome zapatiste.

Autonomie, défense de la langue, liberté, justice et démocratie, voilà ce qui est soulevé par les rebelles du Mexique et à quoi sont aussi confrontés les Kabyles.

Les Caracoles (escargots) sont de vrais lieux de rencontre, de débat, de projets pour toutes les communautés de la zone. Le Caracol, c’est comme une spirale - très ancien symbole pour les Indiens - qui se traduit comme en expansion, évolutive, jamais fermée, n’ayant ni intérieur ni extérieur ; on peut entrer dans le cœur de la spirale et en ressortir. Les zapatistes les présentent dans un de leurs communiqués : "Les Caracoles représentent le fait d’entrer dans le cœur et de sortir du cœur vers le monde. Les Caracoles seront comme des portes pour entrer dans les communautés et pour que les communautés sortent... Comme des fenêtres pour nous voir dedans et pour que nous voyions dehors. Comme des amplificateurs pour emporter au loin notre parole et pour écouter celle de celui qui est loin." Les zapatistes ont décidé de passer des paroles et des idées à la pratique en créant leur autogouvernement. Un gouvernement du peuple construit d’en bas et de la manière la plus horizontale possible, construit par et pour le peuple. Un gouvernement où le peuple décide et le gouvernement exécute. Loin de toute idéologie. Trouver les voies par lesquelles des communautés pourront, tout en gardant ce qui leur est particulier, se mettre en relation entre elles. Que compte la parole de chacun pour proposer des solutions dignes pour tous ? Décider en obéissant au peuple : ce n’est pas des idées ou de la théorie, c’est une pratique réelle, locale, c’est une vraie pratique, concrète. Les Zapatistes ont développé un nouveau discours sur le pouvoir. Les juntas de buen gobierno ont déjà résolu beaucoup de conflits, problèmes d’éducation et de santé, gratuite pour tous, Zapatistes et non zapatistes. Les juntas sont en train d’apprendre au gouvernement ce que c’est que gouverner. Le gouvernement fédéral de Fox et régional de Pablo Salazar craignent de voir les juntas gagner jour après jour la légitimité qu’eux-mêmes n’ont pas. Même si maintenant cela reste très local, c’est déjà un défi énorme.

Les conseils de bonne gouvernance sont un exemple pour le monde en défendant un modèle humain contre un régime qui ne l’est pas, en s’appuyant sur une organisation horizontale contre un pouvoir vertical. Ils démontrent à tous les peuples opprimés qu’une autre forme de gouvernement est possible où les femmes et les hommes se gouverneraient selon des usages qu’ils choisiraient eux-mêmes, en fonction de leur histoire et de leurs désirs.

En ces temps de mondialisation destructrice de nos cultures au profit du seul ordre marchand, c’est à nous de jeter des ponts entre nos révoltes et nos projets. Les Kabyles ont besoin des Indiens zapatistes, de leur exemple et eux-mêmes ont besoin de tout le monde.

Vive les juntas de buen gobierno qui combattent les injustices, les difficultés à vivre des indigènes dans leur vie quotidienne, leurs combats, leur idéal. Il faut que les choses changent. Les travailleurs, les opprimés, les chômeurs et les précaires sont leurs alliés.

“VIVIR PARA SER LIBRES Y LUCHAR PARA DEJAR DE SER ESCLAVOS”

Irij, depuis le Chiapas (Sud-Est du Mexique)
Avril, 2004

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