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Azul, ici Montreuil... !

vendredi 13 avril 2007, par Masin

Imaginerions-nous France télévision émettre d’Espagne, la BBC de Genève ou la Raï de Moscou ? Une situation qui n’aurait aucune justification sinon en une circonstance particulière, l’occupation du territoire national par une puissance étrangère. C’est pourtant la curieuse réalité de Berbère Télévision.



"Ici Londres, les Français parlent aux Français...", tout le monde a en mémoire cette célèbre introduction des émissions clandestines de la France libre à destination des combattants de l’intérieur. J’ai eu sincèrement cette amère impression lorsque je me suis déplacé dans une lointaine banlieue parisienne, siège d’une télévision qui est censé faire vivre l’une des identités de notre culture nationale. Pourquoi est-elle donc condamnée à l’exil de son expression ?

On peut m’opposer toutes les explications juridiques que l’on souhaite, rien n’y fera, c’est tout simplement une honte que ces journalistes en soient réduits à émettre de l’étranger [1]. Cela aurait été l’antenne parisienne d’un groupe média ayant son siège à Alger, la situation aurait été des plus normales. Lorsque la caméra fut lancée, j’eus en effet cette désagréable sensation de parler au-delà des mers et des murailles. En ce 20 avril prochain, ceux qui se posent des questions sur le pourquoi des frustrations puis des ruptures nationales devraient en prendre leçon.

BRTV arrive par les ondes, discrètement, dans la sphère privée et sans que cela ait une quelconque visibilité physique par un siège social, des bureaux ou des studios dans le seul lieu qui serait pourtant indiqué, en terre algérienne. Au même titre que Cuisine TV ou Pêche TV, la chaîne en langue berbère doit donc survivre dans le monde difficile des petites chaînes à statut privé. C’est tout simplement scandaleux.

Des installations qui, certes, si elles sont bien plus prometteuses qu’au début de l’aventure, restent malgré tout encore trop modestes au regard de la place et de l’attente de nos compatriotes qui ne peuvent accepter ce rang de "marginaux" comme on segmente un marché commercial.

La culture et la langue de nos compatriotes méritent leur place publique, entière et sans courbettes, une place nationale comme l’exige leur nature. L’octroi d’un temps d’antenne dans la chaîne nationale est une mendicité dont je comprends qu’ils en soient humiliés. Toute la place de l’identité nationale doit être faite dans la sphère publique avec les moyens publics. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas que les démocrates sont toujours favorables à l’ouverture de dizaines d’autres chaînes qui puissent aérer ce régime morbide, chasser l’odeur nauséabonde des couloirs [2] d’une ENTV où les jolis minois qui ont remplacé les airs renfrognés de la sécurité militaire de jadis ne peuvent pourtant pas cacher l’horrible réalité qui y est présentée.

Ah, cette sacrée ENTV ! De la colère à la stupéfaction en passant par la perplexité, nous ne saurions plus nous en passer tant elle est dans notre vie depuis si longtemps. On en viendrait presque à la regretter si par malheur elle disparaîtrait. Ce n’est plus un mal tant elle est risible mais un point de nostalgie comme pour nous rappeler de cette bonne vieille jeunesse qui s’en va. Un simple clic sur une télécommande, et hop ! Retour à Ben Bella, Boumediene et toute la dynastie. Mieux que Planet TV-émotion, on en verserait presque une larme.

Et puis quoi d’autre ne saurait plus que Canal Algérie nous faire évader des tracas quotidiens ? Un véritable Disneyland où il n’y a jamais de grèves, pas d’opposition sinon aux moments des élections, tous biens rangés dans des salles de conférence, gentils comme tout, pas une tête qui ne dépasse. Ce pays où il n’y a nullement de problèmes en Kabylie, jamais d’épidémie de sida ou autres avatars de l’étranger, pas plus de pauvreté, de corruption ni d’inculture à l’école. Ce pays qui adore son Président et l’écoute religieusement pendant des heures, tous les trois jours, comme nos aînés écoutaient Cheikh Zoubir sans trop le comprendre mais avec un visage illuminé de ceux qui attendent la parole béatifiante. Ce pays où l’on parle d’une seule langue, d’une seule voix et pour autant où l’on ne méprise pas les "couleurs régionales" au même titre que l’artisanat, l’archéologie ou le naturalisme. Non, vraiment, ne nous l’enlevez jamais ce monument national !

Ils nous diront, ces jeunes gens, propres sur eux, probablement comme en 1989, lors de l’ouverture politique de l’article 44 (il faut avouer qu’on a été assez stupides pour y croire un instant, juste l’instant de commettre la faute et de s’engouffrer dans le piège), "Nous ne savions pas !", "Que pouvions-nous faire ?", "On ne s’occupait pas de politique mais de culture !".

Et pendant ce temps là, nos compatriotes doivent galérer pour monter une chaîne avec des bouts de ficelle, une volonté rude et beaucoup de conviction. Ce 20 avril arrive comme le printemps, à date fixe et sans que cela ne perturbe en aucune façon nos dirigeants d’un autre âge. Il arrive comme les moustiques en été, la neige en hiver, une habitude qui se perpétue comme un festival qui dérange à peine le ronronnement de notre régime militaire. Il ne semble pas perturber davantage les consciences et, pourtant, c’est là une manifestation de la honte nationale, d’une rupture petit à petit consommée, sans que personne ne s’en émeuve.

Nous ne leur laissons vraiment pas beaucoup de choix à nos compatriotes berbérophones. Certains se sont enlisés dans une colère perpétuelle, parfois stérile, parfois même condamnable dans sa forme et ses propos [3]. D’autres ont une position claire, ils soutiennent le Président Bouteflika comme le dirigeant de la Dépêche de Kabylie [4]. D’autres enfin s’essaient aux multiples voies du militantisme, du RCD au FFS, du MCB aux Aarchs, etc.

Tout cela est pathétique car, bien entendu, la quasi-totalité de mes compatriotes berbérophones souffrent et n’ont pas de leçons à recevoir sur leur probité et leur lucidité politique. Nous voyons bien leur tristesse lorsque la fièvre monte et que des jeunes perdent leur vie ou leur liberté pour une cause qu’ils veulent pourtant apaisée, naturelle et sans souffrance. Mais le fait de fermer toutes les portes les condamnera inéluctablement à des solutions que personne ne souhaite.

BRTV doit avoir sa place sur le territoire national, son financement public et, bien entendu, sa liberté de ton. Il est scandaleux que nos compatriotes soient condamnés à l’exil médiatique alors qu’ils plébiscitent d’une seule voix la liberté et le développement de cette chaîne qui représente beaucoup pour eux. Pourquoi tant de bêtises ? Qu’est-ce qu’une langue et une culture ont-elles de dangereux ? Pourquoi a-t-on peur de quelque chose de naturel et d’intangible chez les êtres humains ? Nous savons que ce régime politique a peur de tout ce qui épanouit l’esprit et pour cause, ce serait courir à sa perte. Mais les autres, les Algériens cultivés, les artistes, les humanistes et tout simplement les gens de bon sens, de quoi ont-ils peur ?

Ce 20 avril, nos compatriotes regarderont BRTV et entendront comme un "Ici Montreuil, les Berbères parlent aux Berbères... !", à travers la méditerranée, comme si cette histoire se passait dans un territoire occupé. Ils diront leurs frustrations, certains hurleront leur désespoir, d’autres s’efforceront à des analyses contenues mais chacun verra dans leurs yeux et percevra dans leurs regards l’énorme envie de sortir une fois pour toute de la sagesse et des mots.

Pour les uns le Printemps arrive avec ses fleurs, pour les autres avec ses pleurs. Et c’est avec cela qu’on veut construire une unité nationale !


SID-LAKHDAR Boumédiene.
Enseignant


[1Pendant de longues années, après-guerre, les radios françaises dites "périphériques" (Europe 1, RTL...) avaient leur émetteur sur un territoire étranger afin de ne pas contrevenir au monopole de l’ORTF. Une différence de taille, l’administration, la rédaction et les studios étaient bel et bien à Paris.

[2"L’odeur nauséabonde" fait référence à la police politique présente derrière chaque porte, câble ou caméra. Elle n’a aucune autre signification, insultante, dans l’esprit de l’auteur.

[3Si l’on remplaçait le mot "berbères" par "arabes et musulmans", une intervention d’un avocat bien connu, participant au Printemps Berbère, ressemblerait à s’y méprendre aux diatribes du régime et de l’idéologie qu’il combat. La colère excessive, souvent même accompagnée de hurlements ridicules, démontre bien la situation dans laquelle on a parqué ces personnes qui se rendent coupables de débordement dans la forme et dans les paroles.

[4Position publique qui nous permet de la reproduire sans diffamation.