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Haroun, le révolutionnaire.

samedi 22 mai 2021, par Masin

Cela fait un quart de siècle que Masin U’Haṛun nous a quittés ; un berbériste révolutionnaire hors normes qui a marqué son époque. Sa contribution à la lutte de libération nationale est monumentale. Son action révolutionnaire conjuguée avec sa production littéraire et artistique avec laquelle il a contribué à élever grandement la langue font de lui un être exceptionnel dans le monde amazigh. Son nom est naturellement inscrit dans l’histoire du combat pour l’Amazighité

Masin U’Haṛun est un révolutionnaire amazigh qui s’est battu pour l’Amazighité et pour la Liberté. N’a-t-il pas écrit dans l’un de ses poèmes "Amezruy n Tmazɣa yif, tawsit tarwa tameddurt" (L’Histoire de Tamazgha l’emporte sur la famille, la descendance, la vie.).



Né en 1949 à Tifrit, près d’Akbou (Aqbu) en Kabylie, Masin U’Haṛun a eu une enfance très difficile ayant grandi en plein guerre contre la colonisation française qui n’avait pas ménagé ses efforts pour user de toute sa puissance militaire en Kabylie. L’avènement d’un nouvel Etat hérité de la colonisation française n’a fait qu’aggraver la situation. La bande qui s’est accaparé le pouvoir par la force au sein de cet Etat qui a instauré un régime autoritaire, de plus anti-kabyle, et plus généralement anti-amazigh, a également marqué la jeunesse de Haroun qui a, malgré toutes les difficultés auxquelles il a été confronté, pu faire ses études qu’il a brillamment réussies accédant ainsi aux études universitaires. Etudiant en Sciences exactes à la Faculté centrale d’Alger début des années 70, il étudiait, parallèlement, l’astronomie à l’Observatoire de Bouzaréah. Mais sa vie ne s’arrêtait pas là, il s’intéressait à la langue amazighe, il avait d’ailleurs des contacts avec Mouloud Mammeri, alors Directeur du CRAPE [1] à Alger. Son activité en faveur de Tamazight a débuté au sein d’organisations clandestines qui œuvrent dans un cadre strictement culturel. Il a participé, autour de Smaïl Medjber, à la création de la revue Itij (Le soleil), une revue, selon lui, qui « avait attiré les foudres du pouvoir qui avait opté pour la répression ». Avec certains de ses amis, Haroun crée l’Organisation des Forces Berbères (l’OFB) dont l’ayant axé son action sur l’éveil de la conscience et la connaissance identitaire. En répondant à un journaliste de l’hebdomadaire Le Pays en 1991, Masin U’Haṛun affirme que « dans ce climat de psychose, j’ai été donc prêt à tout pour redonner du courage au peuple algérien et à donner un sens à mon combat ». A cette époque le régime algérien, conduit par le dictateur Boumédiène, redoublait de férocité et usait d’une violence atroce notamment à l’égard de Kabyles militants pour la cause amazighe. « La violence est un ultime recours pour tout combat », disait Haroun qui avait accepté de participer à une opération ayant pour objectif de poser des explosifs visant des symboles de répression et de propagande de l’Etat algérien parmi lesquels le quotidien El Moudjahid et des tribunaux militaires, une opération coordonnée par Smaïl Medjeber. La Sécurité ayant déjoué l’opération, l’ensemble des militants impliqués dans cette affaire furent arrêtés. Haroun est arrêté le 5 janvier au restaurant universitaire vers 20h par la Sécurité Militaire. Traduit devant le Tribunal militaire de Médéa, il est condamné à la prison à perpétuité et incarcéré à la tristement célèbre prison de Tazoulte, connue sous le nom de Lambèse. En évoquant le verdict, Masin U’Haṛun dit : « J’ai été très calme, serein même. En fait le verdict n’avait fait que renforcer davantage ma conviction dans la lutte ».

En prison, les premières années ont été atroces pour le révolutionnaire : torture, isolement et humiliation. Il a même avoué que pendant deux ans ils ont voulu le faire passer pour un fou ; il dit avoir « lutté contre la folie ». Au journaliste de l’hebdomadaire Le Pays, il déclare : « Je ne m’en suis sorti de cet enfer que grâce à ma persévérance et à mon esprit de lutteur, de combattant ». Alors qu’il subissait les affres de la torture de la Sécurité militaire (SM), il n’avait pas perdu son temps : il étudiait, il lisait tout ce qu’il lui passait par la main. Mais il s’est mis au labeur sur la langue berbère et il a notamment produit de la poésie dans un style unique, élevant grandement le niveau de la langue. Cela l’a aidé à faire face au calvaire de la prison.

Dès 1976, il écrit une adaptation de "La cigale et la fourmi" de Lafontaine qu’il intitule "Taweṭṭuft d wemceddal" (= la fourmi [noir] et la fourmi rouge). En mars 1979, il compose "Abrid umezruy" (=Le chemin de l’Histoire) qui est un véritable appel à la révolte des Imazighen. Ce poème a eu un grand succès à partir de 1987 : il a été publié par la revue Tafsut (n° 12, décembre 1988) ; il a été également chanté par la Chorale de la troupe de théâtre Meɣres de l’Université de Tizi-Ouzou sous une musique composée par Nabil Toua. De nombreux poèmes ont été composés par Haroun en prison : "Ay izerman", "Ur nelli d Imaziɣen", "Izlan iwaziwen", "Ruggel, ruggel...", etc.

Son passage à la prison de Tazoult se trouvant dans le pays chaoui lui a permis d’apprendre le parler de la région qui est le chaoui et par la même consolider ses connaissances en langue berbère.
En 1976, il compose donc "Taweṭṭuft d wemceddal" (la fourmi noir et la fourmi rouge) qui est une adaptation, à sa façon, de la "Cigale et la fourmi" de Lafontaine, dont la morale est la suivante :
"Tagi i d Na Tameddurt : / Yiwen ibub-itent i tidi / Wayeḍ yečča-tent i tili.”
(Ainsi est faite la vie / L’un a sué pour les transporter / L’autre les a mangées à l’ombre.)

Dans le poème intitulé "Abrid umezruy" (le chemin de l’Histoire), il dit :
"Abrid nuγ yezzi yuli / deg-s ahni deg-s tilelli.
Tamaziγt naγ aẓekka / D wag’i d abrid n trugza.”

(Le chemin que nous avons emprunté est sinueux / Parsemé de sang et la liberté. Tamaziγt ou la mort/la tombe / Tel est le chemin de la dignité.)
C’était en 1979 qu’il compose ce poème dont les vers montrent à quel point l’homme est déterminé et convaincu.
En 1982, il compose “Ur nelli d Imaziɣen“ (Nous ne sommes pas des Hommes libres !) :
“Amaziɣ ay akl’azagl’ur t-issin ! / Tayri tilell’idles tafenṭazit Tirugza d ul-is Tamezɣ’iseɣ-is / Ad yexsi yeggul fellasen yerna.”
(Amazigh, ô esclave, le joug il ne connaît pas ! / L’amour la liberté la culture et ostentation / Dignité au cœur, Tamazgha son honneur / Pour eux, il a juré de se sacrifier.)

Dans un poème intitulé “Targit unejlus anef-as” (Abandonne le rêve des anges), composé en décembre 1981, il s’adresse aux jeunes et leur dit :
Tineslmet agulmim uṭṭis / Ini deg-s ac’ara tafeḍ ? /Iduɣran imqerqar adal : / Azeǧǧiḍ-a d-yeɣlin fellaɣ / Isserka tayt’ulawen / Ezleɣ tameddurt-ik fell-as erwel / Ger tafat imedyazen.”
(L’islam est une marre dormante / Qu’espère-tu y trouver ? / Sangsue, carpeaux et mousse aquatique : / La gale nous est tombée dessus / Il a pollué la pensée et les cœurs / Bâtis ta vie, en t’en éloignant / Vers la lumière des poètes.)

Dans le poème “A Tamaziɣt” (Ô Tamazight), écrit en décembre 1984, il dit :
“Mi ẓran arraw-im kkren / Fellam ar d nnaɣen / Usmen / A sen-yettwakkes wayen isakren : / Zzin-am am yiḍan / S uzeǧǧiḍ amcum umennar / Ad snegren aẓar iẓuran-im.”
(Lorsqu’ils ont vu tes enfants se lever / Pour toi ils se battront
Jaloux / Se verront confisqués le butin de leur escroquerie : / Ils t’ont encerclée tels des chiens / A l’aide de leur maudite maladie du minaret / Ils comptent éradiquer jusqu’à la dernière de tes racines.)

Il a aussi produit des proverbes et citations. Même si, souvent, il s’inspire de l’existant, mais il lui donne un cachet spécifique, notamment avec cette volonté d’écrire en tamaziɣt se débarrassant de tous les emprunts. En voici deux exemples :
“Amer asirem ur yelli / Tameddurt tilaq d ahencir teɣli.”
(S’il n’y avait pas d’espoir, la vie serait tombée en ruine.)

"Il-ik memmi d ilel ur sluɣuyen issafen."
(Sois, mon fils, une mer que les fleuves ne sauraient troubler.)

Haroun a également effectué plusieurs travaux dans d’autres domaines comme la peinture.
Il convient, par ailleurs, de noter que certaines personnes qui pensent lui rendre hommage, parfois piétinent sa mémoire. Certains lui attribuent des poèmes qui ne sont pas à lui, à l’image de ce fameux poème "Tafsut". D’autres le torturent dans sa tombe en faisant usage du prénom "Muḥemmed" auquel il a préféré, depuis qu’il était en prison, le prénom "Masin" avec lequel il a signé l’ensemble de ses œuvres poétiques. D’autres encore qui veulent faire de lui un musulman ayant traduit le Coran alors qu’il n’a jamais été musulman, pis : il a qualifié l’islam de gale ("ajeǧǧiḍ d-yeɣlin fellaɣ") dans l’un de ses poèmes. Quant à la prétendue traduction du coran, qu’on nous le montre, à moins que certains confondent la traduction partielle d’un verset avec la traduction du coran lui-même.

Masin U’Haṛun est libéré, avec d’autres prisonniers d’opinion, le 5 juillet 1987. A son village Tifrit, près d’Akbou, une fête grandiose a été organisée à son honneur. A ce propos il avait confié que cet accueil lui a fait oublier les onze ans et demi de misère passés à Lambèse et a renforcé sa conviction. Il a naturellement choisi de continuer son combat et a refusé toutes les offres que le régime lui avait faites. Quelques mois seulement après cette libération, il anime plusieurs conférences particulièrement au sein des campus universitaires de Tizi-Ouzou, Bgayet et Alger. Toutes ses conférences portaient sur la langue berbère ainsi que le combat qu’Imazighen doivent mener pour leur libération. Il a toujours refusé de faire des conférences-témoignages sur la période de sa détention. Il a toujours dit que "cette détention étant révolue et il n’y a que l’avenir qui compte".

Je me souviens, en 1987, quelques mois avant sa libération, que des personnalités kabyles disaient de lui qu’il était fou et qu’il avait perdu ses facultés mentales. Il était difficile de ne pas y croire : les personnalités étaient très respectées du milieu militant.
Mais à sa sortie de prison, Haroun avait surpris toutes celles et tous ceux qui l’avaient rencontré. Beaucoup étaient obnubilés par l’intelligence de cet homme qui a passé plus de onze ans de calvaire dans les pires des prisons, un homme d’un savoir extraordinaire.
Lors de sa première sortie publique, à la cité universitaire de Oued-Aïssi, en 1987, il avait étonné l’assistance d’une salle de spectacles archi-comble venue voir et écouter un symbole du combat amazigh. Tout le monde s’attendait à ce que l’homme témoigne de ce qu’il a enduré dans les prisons algériennes. Ayant fait un exposé, debout, porté essentiellement sur la langue amazighe, alors que l’assistance attendait un témoignage, le premier intervenant demande alors à Haroun de raconter ses années de prison. Il répondit, à peu de chose près, ceci : "la prison fait partie du passé, et moi je m’inscris dans le présent et surtout dans l’avenir… Voyons donc ce que nous pouvons construire ensemble pour Tamaziɣt." Bien entendu, Tamaziɣt pour lui va au-delà de la langue, de la culture ou de l’identité : il n’y a qu’à lire sa poésie pour se faire une idée.

Masin U’Haṛun avait très vite compris le complot tendu à la Kabylie avec la prétendue "démocratisation de la vie politique", notamment à travers le RCD [2]. Et il l’avait exprimé. Il n’avait cessé d’ailleurs, lors de ses sorties publiques, de sensibiliser à la nuisance de ce parti au mouvement berbère.

Mais voici qu’une terrible tumeur a eu raison de la force et la détermination de ce monument qui part, sans achever sa mission, un certain 22 mai 1996.

La militance kabyle et amazighe gagnerait à connaître le combat et la production de cet homme resté intègre sa vie durant, un révolutionnaire qui a su faire peur au régime algérien, un homme qui a donné un exemple de combat révolutionnaire unique en Afrique du nord, un berbériste hors pair. Sa poésie qui va au-delà du simple poème puisqu’elle montre la voie à suivre pour mener le combat de libération nationale en Afrique du nord, un combat à même de redonner à l’Amazighité la place qu’elle n’aurait jamais dû perdre, une Amazighité plus que jamais menacée par l’obscurantisme comme le disait si bien Masin U’Haṛun.


Masin Ferkal.


[1CRAPE : Centre de recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnologiques. D’abord Laboratoire d’anthropologie et d’archéologie préhistorique de l’Université d’Alger fondé en 1949 ; intégré le 23 décembre 1971 à l’Organisme national de la recherche scientifique, sous l’intitulé de Centre de recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnologiques, il devient, en 1999, Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH).

[2RCD : Rassemblement pour la culture et la démocratie, fondé en février 1989 lors d’un congrès tenu à la Maison de la culture de Tizi-Ouzou et que les fondateurs, à leur tête Saïd Sadi, avaient voulu comme "Assises nationales du Mouvement culturel amazigh". A l’issue de cette rencontre, ils avaient annoncé la mort du MCB et la naissance du RCD.