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L’antikabylisme de l’Etat algérien
Intervention de Salem Chaker au colloque "Algérie 1962-2022, Trajectoires d’une nation et d’une société" qui s’est tenu à Paris du 23 au 25 juin 2022.
samedi 2 juillet 2022, par
Du 23 au 25 juin 20222, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) a organisé à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne un colloque intitulé "Algérie 1962-2022, Trajectoires d’une nation et d’une société" sous la direction des universitaires : Ali Bensaad, Mouloud Boumghar et Fatiha Talahite.
"C’est à l’Algérie indépendante et à ses trajectoires comme nation et comme société indépendantes que choisit de s’intéresser le colloque" notent les organisateurs dans leur préambule.
Plusieurs universitaires, chercheurs, journalistes et écrivains ont pris la parole et passé en revue nombreuses thématiques : "Histoire et usages de l’histoire", "Interroger le politique", "Étapes charnières dans la trajectoire algérienne", "Développement, rente et prédation", "Foncier, espace et rente", "Le système politique et ses ressorts", "Droit, libertés et citoyenneté", "Religion et citoyenneté", "Le Hirak, un renouveau de la contestation ?", "Les droits des femmes en question", "L’Algérie et son environnement régional", "La relation algéro-française et ses nœuds" ou encore "Culture et construction des savoirs".
Le 23 juin , l’historien kabyle Ali Guenoun évoque l’ethnicisation des questions politiques dans une intervention intitulée "De la crise de 1949 au Hirak : l’ethnicisation des questions politiques pour juguler la démocratisation en Algérie". Plusieurs intervenants ont traité de la question des médias et parmi eux Cherif Dris, professeur en sciences politiques à l’Ecole Nationale Supérieure de Journalisme d’Alger avec une contribution intitulée "Les médias en Algérie depuis 1962. De l’unanimisme au pluralisme contrôlé". Le juriste Madjid Bencheikh, Professeur émérite de l’Université de Cergy-Pontoise, a analysé l’évolution du système qui a géré l’Etat algérien depuis soixante ans avec l’instrument central et permanent de ce système qui demeure les services de renseignements ; sa contribution est intitulée "Évolutions et permanences du système politique algérien au cours des 60 ans d’indépendance". Plusieurs autres interventions ont marqué les trois jours qu’a duré le colloque. Notons par exemple celle de Mouloud Boumghar, Professeur à l’Université de Picardie, intitulée "La construction de l’ennemi dans le droit pénal algérien et ses effets sur la restriction des libertés" ou encore celle d’Ali Bensaad, Professeur à l’IFG (Université Paris8) qui a porté sur "L’impact du Hirak sur les recompositions politiques en Algérie".
Mais la communication qui a retenu le plus notre attention est celle de Salem Chaker, une intervention qui a porté sur les manœuvres de l’Etat algérien visant la Kabylie, vue comme région dissidente. Nous reproduisons ci-après l’intégralité du texte de cette communication.
En savoir plus sur le colloque
"L’Etat central et la Kabylie (1962-2022). Ou comment réduire une région dissidente"
Texte de la communication orale de Salem CHAKER, Professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille, Iremam URM 7310
Mesdames, Messieurs, chers collègues, chers amis,
Avant tout, je vous prie de m’excuser de ne pas vous présenter aujourd’hui une communication aboutie, bien structurée et solidement documentée. Je me contenterai de vous faire part d’un certain nombre de constats et réflexions résultant d’une observation - que je qualifierai de participante, sur une durée de plus de cinquante ans, de la principale région berbérophone d’Algérie.
A bien des égards, cette région peut être vue comme un condensé de l’histoire politique de l’Algérie depuis son indépendance. Condensé caractérisé par la continuité des pratiques de répression et de neutralisation d’une région qui s’est trouvée maintes fois en opposition frontale avec le pouvoir central.
En 1982, à l’occasion du vingtième anniversaire de l’indépendance, le chanteur kabyle Ferhat composait et interprétait une chanson dont le refrain disait à peu près ceci :
"Vingt ans de dictature déjà,
Sans compter ce qu’il nous attend à l’avenir"
Le futur fondateur du mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (2001) n’imaginait certainement pas que sa chanson, quarante ans plus tard serait encore d’une tragique actualité. Quarante ans plus tard, le caractère autoritaire et répressif du régime algérien n’a fait que se renforcer et se généraliser, et la Kabylie en a fait, et en fait la cruelle et permanente expérience.
Certes, cette situation concerne bien sûr l’ensemble de l’Algérie mais elle se présente pour cette région sous une forme à la fois récurrente, quasiment systémique, et particulièrement diversifiée.
Continuité d’une répression multiforme
Depuis 1962, la Kabylie a connu à peu près toutes les formes de répression envisageables :
- L’intervention militaire directe dès 1963 pour mater la rébellion armée du FFS de Houssine Aït Ahmed (septembre 1963 - juin 1965). Intervention qui se soldera par environ 1500 morts et des centaines d’arrestations, de détentions arbitraires et de tortures sauvages (cf. témoignage publié de Youcef Bellil en 2003 aux Editions Bouchène).
- La répression violente de manifestations pacifiques. On évoquera ici que les événements de grande ampleur : le printemps berbère de 1980 (entre mars et juin) ; les manifestations de 1981 ; celles de juin 1998 à l’occasion de l’assassinat, dans des conditions suspectes, du chanteur Matoub Lounès, et surtout celles du "Printemps noir" de 2001-2003 qui seront sévèrement réprimées et se solderont par 128 morts et des centaines de blessés.
- La répression judiciaire récurrente aboutissant à des centaines d’arrestations de manifestants et à de nombreuses condamnations des meneurs par la Cour de Sûreté de l’Etat.
- L’interdiction et la répression de toutes tentatives d’organisations légales notamment contre la Ligue Algérienne des Droits de l’Homme créée autour de feu Maître Abdennour Ali Yahia, dissoute en tant que "ligue berbériste" en 1985 (plus d’une dizaine de membres arrêtés et lourdement condamnés).
- Des manipulations montées de toute pièce par les Services secrets contre de prétendus groupes terroristes ou armés : affaire des poseurs de bombes (1974), affaire de Cap Sigli (1978). Le but étant de démanteler des ennemis de l’Etat et de la Nation, et de ressouder le peuple autour de ses dirigeants.
Le dernier épisode en date (printemps/été 2021) a été l’utilisation de la loi sur les organisations terroristes pour interdire le MAK, et arrêter des centaines de ses militants. Ce dernier épisode n’est pas sans rappeler les pratiques de la Turquie d’Erdogan qui tendent à museler toute opposition en la qualifiant de "terroriste".
- Les assassinats ciblés de personnalités, y compris à l’étranger, de Krim Belkacem (Francfort, 1970) à Ali Mecili (Paris, 1987).
- Et bien sûr, une répression culturelle structurelle, pendant une trentaine d’année, inscrite officiellement dans les orientations idéologiques, les constitutions et les lois de l’Etat algérien qui définissaient l’Algérie comme un pays exclusivement arabe et musulman. Le paramètre berbère étant considéré comme ayant disparu ou devant disparaître, car susceptible de porter atteinte à l’unité de la Nation.
Continuité d’une politique de neutralisation
Une autre permanence de la politique de l’Etat central par rapport à la région est la neutralisation de ces élites politiques et culturelles par intégration dans l’appareil d’état et ses structures satellites. Je ne parle évidemment pas du rôle considérable qu’ont joué les Kabyles au sein de l’appareil d’état, en particulier dans ses sphères technocratiques et sécuritaires, pendant les deux ou trois premières décennies qui ont suivi l’indépendance. Cette surreprésentation des kabyles dans ces secteurs était une conséquence directe à la fois de leur implication lourde dans la guerre de libération et de données socio-culturelles plus anciennes (formations d’élites locales assez nombreuses). Je pense en fait surtout à ce que j’ai appelé ailleurs "la nouvelle politique berbère" qui se met progressivement en place à partir de la fin des années 1980 / début des années 1990.
Jusque-là, une grande partie des élites politiques et culturelles kabyles était globalement dans une relation d’opposition au pouvoir central, du fait même de l’ostracisme prononcé contre le paramètre berbère. Exclue de l’espace institutionnel, la mouvance berbère s’est développée pendant deux à trois décennies en dehors et largement contre le système étatique algérien, particulièrement en émigration. Que ce soit d’ailleurs dans le champ de la culture et de la langue ou dans le champs politique.
A partir de la fin des années 80 / début 90, se dessine progressivement une nouvelle ligne politique officielle, plus tolérante à la berbérité et à ses élites représentatives politiques et culturelles.
Le contexte politique global de cette évolution est bien connu : il est clairement déterminé par la montée en puissance des islamistes qui deviennent pour le pouvoir le danger principal.
Cette nouvelle politique berbère va s’accentuer et s’accélérer pendant la période Bouteflika, un des axes majeurs de cette nouvelle politique, incarnée par une ministre de la Culture à la longévité exceptionnelle, sera l’intégration systématique des élites culturelles kabyles et la prise en charge de la langue et de la culture berbère dans le cadre d’une politique de gestion patrimoniale et nationale. Au fond, il s’est agi d’une opération méthodique d’intégration d’un paramètre et d’une élite jusque-là hors système d’état.
On notera d’ailleurs qu’une politique strictement parallèle peut être observée au Maroc dans le cadre de ce que j’ai appelé "la makhzénisation" de la culture et des élites berbères marocaines. Dans les deux cas, il s’agit clairement d’une entreprise de neutralisation et de dépossession : la langue et la culture berbère ne sont pas l’apanage des régions berbérophones ou des berbérophones mais celui de l’Etat, incarnation de la Nation une et indivisible. Les réformes constitutionnelles de 2002 et de 2016 en Algérie (et celles de 2011 au Maroc) sont parfaitement explicites et adoptent des formulations strictement parallèles : la langue et la culture berbère font parties du patrimoine indivis de la nation.
Sur ce point précis, la filiation avec la tradition politique et juridique jacobine française est flagrante ; j’ai montré ailleurs que la république française avait développé exactement le même type d’approche à propos des langues régionales de France : les experts du gouvernement français ont ainsi affirmé en 1999 que "le breton…n’appartient pas aux Bretons ou à la Bretagne mais au patrimoine indivis de la Nation française".
Une clôture dont il parait difficile de sortir : ou la démocratie impossible ?
On voit donc qu’une palette très complète de moyens répressifs, politiques et juridiques a été utilisée par l’Etat algérien pour contrôler une région qui s’est régulièrement opposée à lui, opposition qui n’a d’ailleurs pas eu que des formes paroxystiques : il suffit de se pencher sur la sociologie électorale de la Kabylie depuis 1963, pour constater, sur la base même de chiffres officiels - dont la fiabilité est très douteuse - qu’il existe dans cette région une défiance tenace vis-à-vis du pouvoir politique. Politique d’encerclement méthodique et continue depuis 1962.
Certes, les différentes confrontations entre la Kabylie et le pouvoir central ont permis certaines avancées, certaines évolutions de la position du pouvoir. En particulier le tabou qui frappait la langue et la culture berbères a été levé. Mais sur ce point comme sur bien d‘autres, on peut affirmer qu’il s’agit toujours de recul tactique du pouvoir mais jamais d’un véritable compromis ou reconnaissance pleine et entière de l’Autre et de ses droits.
C’est d’ailleurs la pratique permanente du pouvoir face à toutes formes de contestation : quand on ne peut pas la réprimer directement, on la neutralise par des concessions tactiques. C’est ce qu’a illustré le grand mouvement de contestation national de 2019-2020 (Hirak) qui a bien obtenu la mise à l’écart définitive de Bouteflika mais a vu en même temps se renforcer les actions de répression de toutes natures contre les « meneurs » et la presse.
Dans tous les cas, et quel que soit la forme de l’opposition, on a le sentiment que celle-ci bute sur le socle inébranlable d’un pouvoir autoritaire. Toujours et partout, les méthodes du pouvoir et de ses exécutants ont été les mêmes : infiltration, division, récupération. Même les mouvements de protestation les plus massifs (Kabylie 2001-2003, Hirak 2019-2020) n’ont pas réussi à remettre en cause le socle du système et à imposer une évolution démocratique, même très progressive.
En fait, en dehors de ces appareils répressifs redoutables et remarquablement efficaces, le régime algérien depuis 62 dispose d’atouts extrêmement puissants :
- Bien sûr en premier lieu, la rente des hydrocarbures, qui lui permet souvent de calmer les ardeurs contestataires et surtout d’intégrer une grande partie des élites culturelles et politiques ;
- La rente idéologique constituée à la fois de ce qui a été appelé "la rente mémorielle" fondée sur la guerre de libération mais aussi sur ce que le régime lui-même appelle "les constantes de la Nation", c’est-à-dire l’unité et l’indivisibilité de celle-ci, l’identité arabe et l’islam. Les "opiums" permettant d’anesthésier la société et en cas de contestation de légitimer la répression sont donc nombreux et durables.
J’ai donc tendance à penser que tant que la société algérienne dans son ensemble et tant que la Kabylie en particulier, n’adoptera pas une distance critique radicale vis-à-vis de ces "constantes de la Nation", le régime sortira toujours vainqueur des confrontations avec sa société. D’autant que le temps et l’usure travaillent toujours en sa faveur et que le contexte géopolitique est de plus en plus favorable à l’autoritarisme et aux violations des droits humains.
Salem CHAKER
Professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille,
Iremam URM 7310.