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Mémoire amazighe contre cécité idéologique

vendredi 12 février 2021, par Masin

La Direction régionale de l’éducation nationale à Khénifra, une ville située dans le Fazaz (Moyen Atlas) a choisi de se rétracter après avoir décidé de donner le nom de "Taougrat" à un lycée construit récemment dans la ville de Tighessalin (près de Khénifra). Les panneaux étaient commandés et réalisés. Ils portaient le nom de la poétesse légendaire des Aït Sokhman.

D’après des associations locales, la direction aurait choisi de donner le nom de Guerguerat au lycée. Guerguerat est, pour rappel, le nom de ce passage frontalier entre le Sahara Occidental et la Mauritanie. Il avait été investi récemment par l’armée marocaine pour y chasser des éléments du Polisario qui l’obstruaient.

Une poétesse aveugle

Si, à force de propagande officielle, Guerguerat est répété ad nauseam dans les médias, le nom de Taougrat Oult Aissa N’Aït Sokhman est totalement occulté. Peu de marocains, surtout parmi les officiels, peuvent situer son village Aghbala N’Aït Sokhman sur une carte. Il ne fallait surtout pas déterrer sa poésie tranchante qui a survécu dans la mémoire collective. Elle avait le tort d’être non seulement femme poétesse, mais surtout amazighe. A l’image d’autres femmes de légende de cette région comme Mririda N’Aït Atiq et Takhettalt, Taougrat dérange par sa franchise. Elle avait combattu l’occupation française en tissant des izlan sans concessions contre les français, les traîtres et les lâches, même parmi les siens, les Aït Sokhman. L’armée française avait traqué la poétesse, qui haranguait les résistants, pour la capturer. Elle quitta son village vers Tounfiyt où elle s’était éteinte quelques jours seulement avant l’arrivée de l’armée française. On ne connait pas les dates exactes ni de sa naissance ni de son décès. On sait toutefois qu’elle a marqué de son emprunte poétique cette "époque héroïque" au cours de laquelle Imazighen se sont soulevés contre l’armée française soutenue par le Makhzen alaouite pour défendre leurs terres et leur liberté.

Les sources écrites sur cette poétesse sont très rares. Un mince recueil intitulé "Taougrat ou les Berbères racontés par eux-mêmes" regroupe une trentaine de ses izlan traduits en français. Il avait été publié en France en 1930. Son auteur, le lieutenant François Reyniers, qui a séjourné dans la région de Fazaz en tant que militaire de 1926 à 1930, dresse le portrait d’une poétesse "dont le nom en soi-même est déjà plein de couleur et d’un si ferme dessin". Il nous apprend que Taougrat est morte de vieillesse à Tounfiyt après avoir fui Aghbala N’Aït Sokhman pour échapper à l’armée française. Il avait recueilli ces izlan, qu’il a sélectionnés minutieusement auprès de trois personnes. Des dizaines d’izlan hostiles aux français et au makhzen ont été occultés par le militaire français. Ils ne figurent pas dans ce livre qu’il qualifie de "testament sauvage".
Il explique que Taougrat avait acquis "une autorité particulière parmi les gens qui l’entourent" grâce à sa poésie. "Ce n’est pas une prophétesse, ni même une sorcière, c’est une femme berbère, simplement, aveugle et dont l’imagination est merveilleuse. Ses izlan sont, tantôt épiques et ponctués d’imprécations, tantôt lyriques et traînants de nostalgie", écrit le lieutenant Reyniers.

Taougrat, reconnaît l’auteur, est l’"ennemie" des Français. "Elle se montre l’animatrice des courages souvent défaillants des gens d’Aghbala, elle en fait aussi la caricature" dans ses chants. Taougrat Oult Aïssa n’Aït Soukhman "est un peu de la race de ces aèdes de la Grèce achéenne qu’Homère prit plus tard comme modèles et pour héros. Comme eux, elle vit, entourée d’estime et de respect", ajoute-t-il.

Cécité idéologique

Le nom de Taougrat est-il si subversif et dérangeant ? Pourquoi la Direction régionale de l’éducation nationale a fait volte-face en choisissant de débaptiser un lycée qui rend hommage à une poétesse locale pour lui attribuer le nom d’un territoire désertique situé très loin de Fazaz ? L’importance et la charge symbolique de Guerguerat dépasse-t-elles celles de Taougrat, la poétesse au verbe trompé dans le fiel ?

Il faut dire que la cécité idéologique des "responsables" marocains et leur mépris envers tout ce qui est amazigh est légendaire. Des milliers de rues, d’instituts, d’écoles, de collèges, d’universités et de marocains portent des noms de personnages loufoques, étrangers à toute l’Afrique du nord et surtout arabo-islamiques. Les noms des héros de la résistance amazighe contre la pénétration française, d’auteurs, d’inventeurs, d’artistes amazighs sont totalement occultés. Rares sont les sites qui portent leurs noms.

Taougrat n’avait-elle pas chanté :

Ddan-d Irumiyen swan g uɣbalu n tasaft
Ur ggwiden, qqnen iysan, aha ẓẓin tiggas (...)
Imaziɣen addag gguten
Ammi ur llin.

"Les roumis sont arrivés, ils ont bu à la source de chêne
Ils n’ont pas eu peur, ils ont attaché leurs chevaux et planté les pieux.
Imazighen, quant ils sont nombreux
C’est comme s’ils n’existaient pas."

Aujourd’hui, ces « pieux » plantés par les Français sont toujours au pouvoir dans le pays de Taougrat, d’Ou Skounti, d’Ou Makhdach et d’autres héros. Les Berbères subissent toujours leur colonisation.

Aksil Azergui

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