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Mise au point de Salem Chaker
vendredi 20 juin 2025, par
Nous publions ci-après une mise point de Salem Chaker au sujet de son fonds documentaire qu’il a confié à la Bibliothèque nationale du royaume du Maoc (BNRM).
Pourquoi j’ai donné mon fonds documentaire à la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc ?
Petite mise au point
Plusieurs personnes m’ont contacté pour m’interroger sur les raisons qui m’ont amené à faire don de mon fonds documentaire à la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc (BNRM). D’autres se sont posé les mêmes questions sur les réseaux sociaux. Il me paraît donc utile de répondre à ces interrogations afin d’éviter toute mauvaise interprétation sur les motivations de ma décision.
D’abord quelques données factuelles. Ma bibliothèque se composait d’environ 2000 volumes, essentiellement consacrés à la langue berbère, secondairement à la littérature, à l’histoire et à l’ethnologie de l’Afrique du Nord. À ce noyau central, s’ajoutait un certain nombre d’ouvrages de référence en linguistique générale et chamito-sémitique. Je pense que beaucoup de personnes savent que j’ai totalement perdu la vue en 2020. Ce fonds documentaire que j’ai constitué en plus de 50 ans, depuis le début de ma carrière, était devenu d’une utilité très limitée pour moi. J’en suis rapidement venu à la décision de faire don de cette bibliothèque à une institution où elle pourrait rendre service aux étudiants et aux chercheurs.
La première solution que je pouvais envisager était d’en faire don à l’une des deux institutions françaises dans lesquelles j’ai accompli l’essentiel de ma carrière universitaire : l’INALCO (Paris) ou l’Université d’Aix-Marseille, précisément à la médiathèque de la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme (MMSH). J’ai écarté d’emblée ces deux hypothèses car ma bibliothèque aurait constitué à plus de 90% des doublons, avec les fonds de ces deux institutions. Comme chacun sait, l’INALCO (BULAC) et la MMSH disposent d’une documentation extrêmement riche sur l’Afrique du Nord et quasi complète sur le domaine berbère.
J’ai également réfléchi à d’autres pistes françaises, notamment à des centres universitaires spécialisés dans des langues et cultures minoritaires, comme Montpellier, Toulouse ou Rennes.
Bien que j’aie depuis longtemps d’excellentes relations avec ces pôles occitans et bretons, j’ai exclu cette solution car il n’y a pas sur place de cursus d’études berbères et cela aurait donc été sans doute un « enterrement » pour ma bibliothèque. À Marseille, j’ai également sondé le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM) ainsi que la Direction des Bibliothèques de la ville. Ces deux organismes ont considéré que ma bibliothèque était trop spécialisée pour pouvoir l’accueillir.
Restait les trois pays du Maghreb, ou plutôt de Tamazgha, avec lesquels j’entretiens depuis toujours des relations scientifiques étroites. Chacun de ces trois pays était envisageable car, comme je l’ai dit à Rabat en février 2025, je me sens partout chez moi en Tamazgha. Tamzaɣa d tamurt-inu, Tamazɣa tga tamazirt-nnu.
La Tunisie, où je connais de très nombreux collègues, m’a semblé inadapté, dans la mesure où aucune université de ce pays n’assure une formation dans le domaine berbère, bien que de nombreux collègues, notamment des historiens, s’y intéressent.
L’Algérie, où je connais très bien les institutions berbérisantes (Bgayet, Tizi-Wezzu, Tubiret et Tbatent) et les centres de recherche susceptibles d’accueillir ma bibliothèque m’est apparue comme une solution à écarter. Je sais, par connaissance directe, le degré d’abandon matériel et scientifique de ces institutions. De plus, malgré les très nombreux berbérisants, à la formation desquels j’ai souvent contribué, qui exercent dans ce pays, il n’y a pas de véritable espace scientifique berbère, ni d’ailleurs dans aucune science humaine et sociale. Les quelques spécialistes sérieux dans ces domaines qui vivent encore en Algérie mènent leurs travaux dans le silence de leurs bureaux, en marge des institutions complètement inféodées au pouvoir politique et à son idéologie.
De plus, il doit être bien clair que je ne dois absolument rien à l’Algérie, si ce n’est des ennuis récurrents avec ses autorités administratives et judiciaires ainsi que ses services de sécurité.
Restait donc le Maroc où j’entretiens avec les universités et les berbérisants des relations très anciennes et continues. J’y ai également formé une bonne proportion des berbérisants actuellement en exercice. Ma première doctorante (soutenance en 1985) était originaire du Moyen-Atlas. Mon dernier doctorant (soutenance en 2024) était un rifain. Je considère qu’il existe dans ce pays une communauté berbérisante de qualité, investie dans la production scientifique. D’autre part, je connaissais depuis plusieurs années la BNRM, la qualité de ses locaux et le professionnalisme de son encadrement. Je savais donc que ma bibliothèque serait prise en charge et mise à disposition dans les meilleures conditions possibles. Cela a été fait en moins d’une année, du déménagement depuis mon domicile jusqu’au catalogage, au traitement de conservation, de désinfection et la mise en rayon. Je suis certain qu’aucune autre institution, ni en Afrique du Nord ni même en France, n’aurait pu réaliser ce travail en aussi peu de temps. Cela a permis l’organisation d’une cérémonie d’accueil en février 2025, cérémonie particulièrement émouvante où j’ai pu saluer des dizaines de collègues et d’anciens étudiants.
Que l’on ne s’y trompe pas, je n’ai pas pris cette décision pour des raisons politiques. Je connais très bien l’histoire et le contexte politique actuel du Maroc, et je sais que ce pays est loin d’être une monarchie constitutionnelle. Quant à sa politique amazighe, elle n’est guère convaincante. Elle n’est pas de nature – comme en Algérie d’ailleurs – à assurer la survie et le développement de cette langue et de cette culture.
Ma décision a donc été mûrement réfléchie et fondée sur des considérations fonctionnelles et académiques. Je sais que ma bibliothèque sera accessible aux nombreux chercheurs et étudiants berbérisants, aux spécialistes des sciences humaines et au grand public.
Marseille, le 20 juin 2025.
Salem Chaker (Professeur émérite des universités)
Question amazighe : l’indispensable cristallisation d’une conscience nationale !
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