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"Moi absent.. vous, message !" disait l’artiste.

Hommage à Djafer Chibani, décédé le 2 septembre 2022

mercredi 7 septembre 2022, par Masin

Celui que nous appelons affectueusement Dda Ǧeɛfeṛ - Chibani de son nom - vient de nous quitter sans fracas. Dda Ǧeɛfeṛ est de cette génération d’hommes pour qui le soucis de fraternisation se remarque dès le premier contact. Il aimait les gens. Mais il vient de nous quitter vendredi 2 septembre.

Il a pris son bâton de pèlerin depuis plus de quatre décennies, pour dire, transmettre, revisiter notre culture vivante et vécue. Dda Ǧeɛfeṛ avait le soucis chevillé au corps de narrer, de confier tout ce qu’on lui a légué : le verbe dru ramassé dans les sentes villageoises les plus abrupts conservé comme un trésor, les histoires, des anecdotes, les faits d’antan. Nous venons de perdre un des « transmetteurs » d’une immense générosité. Il m’a un jour expliqué comment, vers l’âge de 6 ou 7 ans, les vieux sages de son village faisaient appel à lui pour lui apprendre des contes, des adages… il était l’un des plus doués de sa génération capable de mémoriser et de restituer sans fuite et sans perte ! Il était en ce sens l’un des dépositaires de la parole kabyle ancienne. Un conteur hors de pair, capable de passer d’une langue à une autre, notamment du kabyle au français de manière instantanée, une traduction/ adaptation ad-hoc. Pour être un Dda Ǧeɛfeṛ, il faut plusieurs préalables : savoir ce que parler veut dire d’abord, « taqbaylit, issen-itt mači d ţaɣuri i tt-iɣra ». Doué d’une excellente prosodie, la maîtrise parfaite de la musique de notre langue dans sa diversité phonétique, lexicale, des structures vocales qui invitent à l’écoute et qui apaisent les esprits les plus meurtris, elles ont résisté à la guerre, l’exil, le tabac…. ; une mémoire phénoménale, des mémoires voulais-je dire, capables de stocker et de restituer des lieux, des dates, des visages, des procédés mais surtout une mémoire sémantique robuste, cette mémoire explicite par laquelle Dda Ǧeɛfeṛ interagit avec le monde qui l’entoure, et pour mieux comprendre, ce monde là, il lui rapporte et rappelle le passé… ce que nous désignons communément par le terme « valeurs ».
Dda Ǧeɛfeṛ, avait appris le théâtre comme d’autres de chez nous ont appris la guitare ou la flûte : point de conservatoire ni une quelconque école, c’est l’expression même du génie populaire. Avec Mohya ou avec d’autres, il avait ce don d’endosser son rôle jusqu’à ce confondre dans le réel. Il était le gendarme dans « Muḥend Uceɛban (A. Harrani). Un des pionniers du théâtre d’expression kabyle, Dda Ǧeɛfeṛ était un monument pour ceux qui cherchaient la perfection, sa complicité avec Mohya est parlante et il ne s’en est jamais vanté, c’était naturel.
Nos différentes rencontres, qu’elles soient à Toulouse ou à Saint-Pierre de Trévisy dans le Tarn, ou encore à Aix en Provence finissent souvent par un sentiment de frustration, le sentiment de n’avoir pas tout dit et celui de n’avoir pas trop entendu … « faites vite nous disait-il », posez des questions pour que je puisse vous dire, vous léguer à mon tour ce que je sais des Anciens, son expérience du combat identitaire… qu’est ce qu’on n’a pas rigolé - jusqu’aux fous-rires quand il abordait les supplétifs de l’Amicale.
Il avait depuis longtemps enregistré un message vocale sur le répondeur de son téléphone où il disait « moi absent, vous message ! ». Depuis vendredi 2 septembre matin, Dda Ǧeɛfeṛ est absent. Il y a quelques chose d’assez phénoménal chez ce sacré bonhomme : s’il avait été victime d’une aphasie suite par exemple à un AVC, il serait parti depuis longtemps. Le Verbe l’a maintenu en bonne santé mentale. Il est parti en léguant comme il a pu : sa mémoire, sa passion pour la langue et la parole, sa passion pour taqbaylit. Il est parti entouré de sa famille, de ses proches, de ses amis et de connaissances émerveillées par son contact quand bien même bref. Des jeunes étudiants, des militants, des artistes engagés, etc., C’est tout cela Dda Ǧeɛfeṛ.
« ça ne suit plus son cours » depuis vendredi matin. .
Tanemmirt Dda Ǧeɛfeṛ, tu nous manqueras.
Merci à Rabah Allam, notre ami commun, d’avoir organisé un moment de recueillement très émouvant à Toulouse le samedi 3 septembre.

Mestafa G’Idir.

Djafer Chibani à la "Nocturne Lounès Matoub - Aix, 2016"