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Traduction en tamazight : un processus lent et laborieux !
Entretien avec Baha Mansoub.
dimanche 17 janvier 2021, par
Enseignant de la langue amazighe dans le cycle primaire, Baha Mansoub prépare une thèse de Doctorat sur le roman en tamazight.
Originaire de Boumalen Dadès, il s’intéresse à la collecte du patrimoine. Il vient d’achever la rédaction de deux ouvrages, un sur les contes et l’autre de devinettes amazighes, qui seront bientôt publiées. Nous l’avons rencontré suite à publication de sa traduction en amazighe de "Lettres de mon moulin" d’Alphonse Daudet.
Tamazgha.fr : Pourquoi le choix du livre D’Alphonse Daudet ?
Baha Mansoub :Tamazight comme langue marginalisée, opprimée et minorisée a urgemment besoin de création, de collecte et de traduction. Ensuite, le choix de traduire en tamazight le livre "Lettres de mon moulin" est justifié dans un premier temps par la qualité littéraire de l’œuvre de Daudet en général, et celle des "Lettres" en particulier. Alphonse Daudet évoque, d’une belle et simple manière, la simplicité d’une vie rurale que nous sommes malheureusement en train de perdre dans nos campagnes. Il sait ingénieusement écrire des textes destinés aussi bien aux grands qu’aux petits. Nous pouvons par conséquent lire ses textes dans l’enfance et les relire par la suite à l’âge adulte. Dans un second temps, le choix se confirme par une expérience personnelle. En effet, étant enseignant, j’ai eu la chance de travailler sur le célèbre texte "La chèvre de monsieur Seguin" avec mes élèves de cinquième année, âgés de 11-12 ans. Ces derniers ont apprécié le texte en question beaucoup plus que d’autres sur lesquels nous avons auparavant travaillé. De plus, la langue amazighe, étant une langue vivante parlée par des millions de locuteurs, est toujours capable d’exprimer non seulement la culture qu’elle véhicule, mais également toute autre culture humaine.
Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées lors de la traduction ?
La traduction d’un texte littéraire en général n’est pas chose aisée. Plus particulièrement, la traduction vers la langue amazighe est une tâche des plus ardues. Cela est dû généralement à plusieurs causes raisons et obstacles. D’abord, le manque de dictionnaires facilitant la recherche lexicale. En effet, souvent pour trouver l’équivalent d’un mot étranger dans la langue amazighe, il faut faire le tour de plusieurs dictionnaires, ou plutôt lexiques et glossaires incomplets, et souvent en vain. Il faut par conséquent procéder autrement. Cela exige beaucoup d’efforts et de temps, ce qui peut conduire à l’abandon d’un texte à mi-chemin. Ces difficultés font que le processus de traduction vers la langue amazighe est très lent. Se pose aussi le problème du manque ou de l’inexistence de dictionnaires spécialisés en expressions idiomatiques. Puis, plus particulièrement, les difficultés liées aux différences culturelles entre la culture/langue source (française) et la culture/langue cible (amazighe). Et, enfin, il y a la difficulté posée par les mots anciens ou en occitan provençal (la langue locale de Provence) [1], auxquels recourt de temps à autres l’éminent Daudet. Cependant, il faut avouer que toute difficulté a une solution. Heureusement que l’adaptation fait partie des techniques de la traduction. Il y a également lieu de citer les questions qui nous accompagnent tout long de la traduction à savoir : Pour qui traduire ? Qui lira ? Dans quel niveau de la langue rédiger ? Dans quels caractères ? Comment publier ?
Pourquoi, à votre avis, les auteurs amazighs ne font pas souvent appel à la traduction d’œuvres universelles, connues du grand public ?
Quoique la question posée mérite d’être l’objet d’une recherche académique qui mobiliserait différentes techniques de recherche, à savoir les questionnaires, les entretiens etc., afin de recueillir des réponses convaincantes, je vais essayer d’y répondre en avançant quelques hypothèses qui pourront être vérifiées, je l’espère, dans un avenir proche. De mon côté, je considère la rareté des traductions littéraires d’œuvres universelles connues par leurs qualités littéraires, comme une faiblesse du mouvement littéraire, qui est en train de se développer davantage dans la région. En effet, une langue essentiellement orale et longtemps marginalisée comme la langue amazighe a besoin d’un processus de traduction institutionnalisé et bien organisé afin de l’enrichir, aussi bien sur le plan lexical que sur le plan esthétique. Je présume (ou « j’en déduis ») par conséquent que l’une des raisons qui dissuadent les auteurs de traduire est l’attente de l’établissement d’une langue unifiée, possédant des sources lexicales suffisamment capables de répondre à toute demande. Ainsi, si la traduction d’une œuvre impose certaines limites concernant le choix du lexique à utiliser, il se peut que les écrivains préfèrent choisir le sujet selon le vocabulaire dont ils disposent.
Plusieurs livres ont été publiés ces derniers mois dans le Tafilalet en caractères latins, comment expliquez-vous ce "phénomène" ?
À mon humble avis, la publication de livres en caractères greco-latins selon les règles établies par les berbérisants, reprises et améliorées par le grand Amusnaw dda Lmulud Mammeri, l’Inalco..., et adaptés au parler amazigh de Tafilalt par Omar Derouich, malgré la pseudo-officialisation de l’alphabet tifinagh par l’Etat marocain, s’explique par plusieurs faits : le grand Tafilalt fait partie du monde amazigh qui s’établit sur Tamazgha toute entière, et partout dans le monde où se trouvent des Amazighs qui ont écrit et continuent à écrire leur langue en caractères greco-latins. En d’autres termes, la région du sud-est refuse de se renfermer dans un Etat-territorial qui fait tout pour isoler Imazighen, y compris sur le plan de l’alphabet. Par ces publications, fidèle à la notation usuelle de tamazight telle qu’elle est connue depuis un siècle chez la quasi-totalité des chercheurs et écrivains en langue amazighe dans sa diversité, les auteurs de la région expriment leur attachement à l’amazighité résistante à toute forme de domination et à toute politique de dépossession de la part d’institutions étatiques anti amazighes. Ces dernières guettent la disparition des derniers locuteurs amazighs pour déclarer victorieuse leur politique d’assimilation et d’“arabétisation”. Par ces publications, très souvent à compte d’auteur, les poètes, romanciers et traducteurs souhaitent être lus non seulement dans leur région natale, mais également partout dans le monde, en allant de la Kabylie au Québec en passant par le Rif, le Sous, l’Europe… La région qui se situe entre les Atlas ne cesse de crier haut et fort sa résistance, y compris par le caractère qui n’est nullement innocent, comme on s’efforce à nous le faire croire.
Entretien réalisé par :
Aksil Azergui.
[1] Alphonse Daudet est né le 13 mai 1840 à Nîmes et mort le 16 décembre 1897 à Paris. Il est connu comme un écrivain et auteur dramatique français et il est présenté comme l’archétype de l’écrivain provençal.