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Entretien

Les artisans poètes berbères se sont tus

Entretien accordé à Didier Eribon (Libération-France) en mars 1980.

vendredi 27 février 2004, par Masin

"J’ai conscience d’oeuvrer dans une période de transition, où certaines possibilités, peut-être certaines audaces me font défaut. Mais j’ai espoir de préparer le lit à des desseins plus radicaux et qu’un jour la culture de mes pères vole d’elle-même"., disait Dda Lmulud en 1980...

"Le temps n’est plus où une culture pouvait se tuer dans l’ombre". Dans sa longue introduction au recueil de poèmes kabyles anciens qu’il publie chez Maspero, Mouloud Mammeri dit sa volonté de redonner toute sa force à la culture berbère.

"La civilisation kabyle traditionnelle, et à vrai dire la civilisation berbère tout entière, était une civilisation du verbe. Non pas seulement parce que l’inexistence pratique de l’écrit hypertrophiait du même coup la valeur de la arole mais par choix ou par vocation. D’autres peuples se sont exprimés dans la prière, la musique, le commerce ou les mythes. Ici la parole a valeur éminente, voir despotique". Dans cette optique "la poésie apparaît comme le degré le plus exalté (exaltant) d’une pratique par ailleurs commune".

On comprend alors que le proverbe dise : "qui a l’éloquence a tout le monde avec lui". Et que la poésie ait souvent valeur mobilisatrice : "la presque totalité des poètes ont été les partisans résolus de la liberté kabyle contre l’entreprise coloniale. Tous ont usé de leur verbe, de leurs conseils, souvent de leurs armes contre l’agression".

D’où la nécessité de "happer les dernières voix avant que la mort les happe", pour rendre an peuple berbère la mémoire de sa culture. Et lorsque l’on connaît le succès que les précédents recueils de poèmes anciens ont rencontré auprès des travailleurs émigrés en France, on comprendra que le projet n’a rien d’irréaliste.

Romancier et dramaturge de renom, Mouloud Mammeri qui a aujourd’hui 62 ans, lutte depuis longtemps pour la sauvegarde et le renouveau de cette culture étouffée et marginalisée. Notamment en enseignant le berbère a l’Université d’Alger, bien que le cours n’ait pas d’existence officielle.

Après l’indépendance de l’Algérie, il avait également regroupé autour de lui des jeunes chercheurs pour fonder un institut d’ethnologie de la Kabylie.

Ce travail, il l’opposait à l’ethnologie objectiviste et structuraliste qui dissèque ou plutôt "croît disséquer", mais qui en réalité a réduit à l’état de choses morte la société qu’elle analyse comme entreprise néo-coloniale.

Aujourd’hui, les revendications linguistiques de la jeunesse berbère, la prise de conscience d’une identité culturelle propre, lui apportent une magnifique confirmation de ses espoirs. "J’ai conscience d’oeuvrer dans une période de transition, où certaines possibilités, peut-être certaines audaces me font défaut. Mais j’ai espoir de préparer le lit à des desseins plus radicaux et qu’un jour la culture de mes pères vole d’elle-même".

Didier ERIBON


L’entretien

Rendre vie à la culture berbère étouffée par l’Islam et l’uniformisation culturelle. C’est le projet de Mouloud Mammeri. Non pas pour en faire une culture de "réserve indienne" mais pour préserver une manière d’être particulière en recomposant le tissu d’une mémoire collective.

Libération : Vous êtes né dans une tribu Kabyle qui comprenait un grand nombre d’artisans. Votre père lui-même était artisan. C’st ce qui déterminé votre rapport à la culture.

Mouloud Mammeri : Je suis effectivement d’une famille d’artisans : bijoutiers mais surtout armuriers. Et il est certain qu’il est plus facile d’assimiler la culture traditionnelle à l’intérieur du groupe des artisans que de celui des paysans. Ceci pour des raisons matérielles : l’artisan a du loisir et du temps ; ce qui n’est pas le cas du paysan.

Mais surtout le travail du paysan est individuel : il est seul avec ses bêtes dans son champs, sur sa terre. C’est tout à fait le contraire pour l’artisan. Il y a dans une échoppe d’armurier un défilé sensationnel de gens, qui viennent non seulement pour faire arranger leur fusil, mais aussi pour parler. C’est un lieu de rencontre. Au bout d’un certain temps, l’artisan emmagasine toute la culture ambiante et même, il peut contribuer à développer.

Libé : D’ailleurs, c’est souvent un artisan qui est le poète de la tribu.

Les artisans ne sont sans doute pas les seuls à être porteurs de cette culture, mais cela leur est plus facile.

Le rapport entre la poésie et l’artisanat est tout à fait évident. L’artisan est préparé par son métier, déjà, à faire œuvre de poète. Parce que la poésie dont nous parlons est une poésie orale. Elle est contrainte, pour pouvoir se transmettre, à un certain nombre de règles. Si elle était écrite, il n’y aurait qu’à ouvrir le livre pour voir ce qu’il y a dedans. Mais comme ce n’est pas cas, il faut toute une technique sur laquelle s’appuyer pour que la transmission soit possible. Et cette technique correspond dans le domaine des mots à celle appliquée par l’artisan dans son travail... Quand je dis cela, je pense à des gens très précisément... Quelle application, quel amour du beau il faut pour ciseler 1e cuivre sur la crosse d’un fusil. C’est un travail très long et seul un véritable artiste peut le réussir. Alors, cet artisan n’était pas dépaysé d’apporter la même application dans le domaine du verbe, pour ciseler des vers qui riment bien.

Libé : Ce rapport entre la technique artisanale et la technique poétique s’explique aussi par le fait que le poème véhicule un savoir pratique. Cela n’a rien à voir avec l’art pour l’art.

L’art pour l’art, dans une telle société, on ne voit pas bien comment cela pourrait exister. Cette poésie orale a une fonction très réelle, elle n’a rien de gratuit. Littérature orale, cela signifie qu’un homme se présente devant d’autres, qui sont là, vivants, qui réagissent, et auxquels il récite ses vers. C’est un rapport tout à fait extraordinaire où on ne peut absolument pas trouver avec un livre. Un livre, c’est quelque chose d’un peu mort. Tandis que là, le poète a devant lui des gens à qui il s’adresse. Ou bien il les intéresse et ils 1’écoutent favorablement, ou bien il tape à côté de la cible et ils s’en vont. Cela implique que cette poésie soit toujours engagée dans la vie, insérée dans l’existence des hommes.

Libé : Par exemple, on attend du poète, qu’il soit porteur d’un savoir médical.

Celui à qui on demande ces connaissances, c’est la "sage", l’amousnaw. Mais l’amousanaw et le poète sont souvent une seule et même personne qui a en même temps une maîtrise des mots et un savoir pratique : il doit répondre à des questions d’ordre tout à fait matériel ; dans le domaine médical, mais également pour le calendrier des travaux agricoles, la construction d’un pressoir...

Libé : Dès votre enfance avez été de plain-pied avec cet univers de connaissance ?

Je suis né dans ce milieu. Mon père était un de ces poètes. Un grand nombre de gens venait le voir pour arranger telle ou telle question. Quand on m’a envoyé au lycée, je me suis aperçu que j’avais hérité d’une sorte d’acquis extraordinaire, que les élèves français n’avaient pas. Je suis sûr que le contact direct avec cette poésie vivante m’a sensibilisé à toute littérature, même si ce n’était pas la mienne. Quand j’étais en cinquième, j’avais lu presque tout Racine. Ce qui n’est pas si vous pensez que le français était pour moi une langue étrangère.

Libé : Mais par la suite vous avez écrit des romans et non pas des poèmes.

Je ne pouvais pas rester prisonnier de cette culture que j’avais acquise durant mon enfance. D’ailleurs, contrairement à ce que 1’on croît, cette culture n’est pas du tout figée. Les occidentaux pensent que ce sont des sociétés "froides" fermées sur elles mêmes. C’est loin d être vrai. Cette culture que j’ai vécue étant enfant, était une culture très ouverte. Mon père citait des vers de Hugo et de Voltaire, alors que le français, qui était pour moi une langue étrangère l’était encore plus pour lui qui n’avait même pas le Certificat d’Etudes.

Libé : On retrouve là encore une fonction du poète : assurer la communication avec l’extérieur.

La société berbère est toujours présentée comme segmentaire, composée de groupes repliés sur eux-mêmes. II faudrait analyser longuement pour voir comment cette société dite figée avait réussi à instaurer un équilibre entre les forces qui tendent à la fermer et celles qui la poussent à s’ouvrir pour acquérir des éléments extérieurs.

Les poètes qui se promenaient d’un bout à l’autre du domaine berbère, et souvent même au-delà, étaient les agents de cette communication. C’est à eux qu’était confié, justement parce qu’ils voyageaient,le soin de trier le bon grain de l’ivraie, i j’ose dire, et d’assurer ainsi l’évolution.

Prenons un exemple historique : la conquête coloniale. C’était véritablement l’arrivée des martiens, l’irruption des for mes de culture, de croyances totalement étrangères à la société. Les Berbères se sont battus, et ont été vaincus. Logiquement il ne pouvait se produire à ce moment qu’une seule chose : une société qui trouve face à elle l’obstacle d’une civilisation infiniment plus efficace qu’elle, est vouée à la disparition. Pourtant elle a survécu. Elle a été durement secouée, mais il s’est trouvé des hommes qui, devant ces évènements impensables jusque là, ont repris les vieilles valeurs, en laissant tomber ce qui était dépassé, et ont ainsi permis à l’essentiel de survivre et ressurgir. Le poète Si Mohand, par exemple, a redonné à celte société désemparée les moyens d’expliquer la défaite, de la supporter pendant des générations. Encore aujourd’hui on cite ses vers. C’est qu’ils avaient une valeur libératrice.

Libé : D’autant que la culture berbère avait été reléguée au rang de culture secondaire par l’islam. Au poète porteur d’une culture propre, de valeurs "nationales", s’oppose le marabout, dépositaire de la lettre du Coran, culture écrite, dominante et étouffante.

Le marabout est porteur d’u savoir livresque, d’un savoir religieux qu’il a appris dans les livres. C’est une religion qui est née à un endroit précis et qui porte la marque ; elle s’est durcie à l’usage. La religion est peut-être révolutionnaire au départ, et puis la pratique sociale fait qu’elle se fige dans des dogmes très contraignants. Les marabouts étaient porteurs d’un savoir étranger, livresque, dogmatique. Leur fonction était de l’imposer tel quel, comme vérité descendue du ciel, de plaquer ce savoir sur une société qui existait déjà.

Libé : D’où venaient les marabouts ?

Ce sont des Berbères du Sud-marocain. Ils sont venus au moment où les Portugais et les Espagnols faisaient des expéditions sur les côtes marocaines. Un mouvement de résistance religieuse s’est développé contre eux. Les marabouts ont dit que ces agressions s’étaient produites parce que les musulmans n’étaient pas assez religieux : et ils se sont donné pour tâche la réislamisation.

C’ est pourquoi ils ont essaimé. Ils sont venus en Kabylie parce qu’ils retrouvaient là une humanité un peu semblable à celle qu’ils avaient quittée : des Berbères. Au 15e et 16e siècles, ils se sont installés et si bien intégrés qu’ils ont fini par se fondre dans la société kabyle.

Mais cette société n’était pas vièrge : ils ont trouvé là une culture, des valeurs, qui étaient incarnées en particulier par les poètes.

Dans certains cas ils ont collaboré. Dans d’autres ils se sont opposés.

La masse des laïcs a un préjugé favorable pour la lettre du Coran. Ce que dit le marabout ne se discute pas, puisque c’est Dieu qui parle par sa bouche. Il y a déjà un primat symbolique, une imposition de valeurs.

Libé : L’orthodoxie islamique produisait donc un effet de censure sur les valeurs berbère.

C’est plutôt un effet de blocage dans la mesure où elle substitue un corps de doctrines, une vision du monde à tout ce qui n’est pas elle. L’islam à cet égard est pire que le christianisme : c’est une religion encore plus unitaire.

Il y a un certain nombre de domaines dans lesquels la culture laïque ne peut absolument pas se manifester, parce que le terrain est déjà occupé de façon impérative par la religion.

On aboutit à un partage de domaines de la culture, des symboles et de l’expression. Les aspects nobles font réservés a la religion et les parties les plus quotidiennes, les plus pratiques sont le domaine des poètes.

Dès qu’il s’agit des grands principes moraux, des grandes valeurs, de ce qui est légitime, c’est le marabout qui est dominant. Dans la pratique on s’adresse à l’amusnaw.

Libé : Est-ce que la culture berbère souffre aujourd’hui de la montée en force de l’islam ?

Je ne peux pas répondre cette question, car de toute façon la culture berbère n’a jamais été reconnue dans les Etats nouvellement indépendants. Il y a ici une espèce de concordance entre le régime monarchique et le régime algérien qui, du moins dans son principe, est socialiste. Sans doute parce que les Etats qui ont acquis l’indépendance ressentent un besoin d’intégration nationale très aigu.

Libé : Votre but est de redonner vie à la culture berbère, en restituant sa continuité historique. On pourrait vous taxer de passéisme ?

Ce n est pas du tout dans une vision passéiste que j accomplis ce travail. Mais il faut garder I’essentiel tout en liquidant ce qui est purement formel.

Libé : C’est à dire que votre rôle serait celui d’un "amousnaw" moderne ?

Pourquoi pas ? Je serais heureux que ce soit vrai. Parce que le travail qui a été fait par les ‘amousnaw dans leur temps peut être repris aujourd’hui dans les conditions et avec les moyens actuels.

Je crois profondément à la préservation de la culture berbère, mais aussi à son développement. J’y crois parce que ce n’est pas uniquement l’intérêt des Berbères.

Bien sûr ils sont intéressés au premier chef. Mais je pense qu’il s’agit d’un problème planétaire.

Le monde entier va vers la réalisation d’un type de civilisation qui est la vôtre. On arrive à des blocages, des répressions de l’homme dans sa vie ; il est aliéné, esclave de son travail, quand il n’est pas esclave tout court.

Alors je crois qu’il faudrait se garder de rayer d’un trait de plume des formules qui sont encore vivantes dans un certain nombre de parties du monde. Je crois que au contraire leur existence est une chance, parce que ça rompt avec cette uniformité mondiale. Il faut laisser aux gens le soin d’inventer leurs propres valeurs en leur donnant au départ le maximum de liberté de création.

Car à un certain niveau de profondeur, si une culture est réelle, elle est libératrice.

Propos recueillis par
Didier ERIBON

© Libération.

Article repris avec l’aimable autorisation du Quotidien Libération (France).


Libération (France), 1er et 2 mars 1980.
Rubrique "Enquête" : "Les entretiens du samedi".