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Mouloud Mammeri, directeur du CRAPE...

par Rachid Bellil et Salem Chaker

vendredi 12 mars 2004, par Masin

Mouloud Mammeri, Directeur du CRAPE (Alger)

Lorsqu’il est nommé à la direction du Centre de recherches anthropologiques préhistoriques et ethnographiques (CRAPE) en 1969, ce centre de recherche (qui dépend encore du CNRS français) perpétue sa vocation centrée sur l’étude de la préhistoire de l’Afrique du Nord et du Sahara ; de façon plus marginale, on y mène aussi des enquêtes ethnographiques de terrain. [1]

Mouloud Mammeri est alors un romancier connu, mais aussi un chercheur qui vient de publier, en collaboration avec J.-
M. Cortade, leLexique français-touareg (1967), ainsi que Les isefra, poèmes de Si Mohand ou Mhand (1969). En outre, il enseigne la langue berbère à la faculté des lettres de l’Université d’Alger où il donne également des cours d’ethnographie sur les sociétés berbères [2].

Très rapidement, Mammeri s’attache à réorganiser le centre dont il a la charge, dans deux directions principales : d’une part, l’algérianisation du corps des chercheurs avec le recrutement progressif de jeunes diplômés et, d’autre part, le rééquilibrage des deux disciplines qui y sont représentées, la préhistoire et l’ethnologie (terme qui sera abandonné en raison de ses connotations coloniales pour être remplacé par celui, plus neutre, d’anthropologie [3]).

Le départ de la plupart des préhistoriens français crée en effet un certain vide qui sera progressivement en partie comblé par le recrutement d’une dizaine de jeunes licenciés en géographie physique et géologie qui reprendront la tradition des fouilles de terrain.

Confirmant une orientation que son prédécesseur [4] à la tête du CRAPE avait commencé à mettre en œuvre, Mammeri voulait établir un continuum dans l’étude des cultures qui se sont succédé en Algérie, depuis la préhistoire jusqu’aux périodes plus récentes. Outre le renforcement global du pôle anthropologique, l’action particulière de M. Mammeri transparaît dans l’émergence progressive au sein du CRAPE des recherches consacrées à la littérature orale berbère (collectes en Kabylie, au Gourara ; ethnomusicologie, ethnohistoire...).

La montée en puissance de l’anthropologie se traduit, au milieu des années 70, par la mise en place de plusieurs équipes :
littérature orale, études sur la religion et les pratiques juridiques, pastoralisme et communautés rurales, mais aussi études sur les transformations en cours dans la société algérienne, comme les nouveaux "villages socialistes" mis en place par la "Révolution agraire", le système d’enseignement universitaire, l’éducation en milieu rural. Ce large éventail de recherches est révélateur de la position délicate de Mammeri qui se trouve pris en tenaille entre, d’un côté, son souhait d’orienter les jeunes chercheurs en formation vers les études de terrain et la culture de groupes de plus en plus menacés par les mutations engagées par l’action de l’Etat et, de l’autre, les injonctions de la tutelle (le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique) qui ne voit pas d’un bon œil cet intérêt pour les traditions orales et rurales et souhaite des recherches en prise avec les domaines plus pratiques et plus "d’actualité", en relation directe avec la "politique de développement". Mammeri s’est lui-même précisément exprimé [5] sur les difficultés de la pratique de l’anthropologie dans le contexte idéologique et institutionnel algérien des années 70.

Malgré cette position inconfortable, on peut dire que Mammeri a eu une certaine autonomie au cours de cette décennie (1969-1978), autonomie qui lui permit d’intensifier les études de terrain aussi bien vers l’ouest du pays (Tlemcen) que vers l’est (Aurès), ou la Kabylie et les Hauts Plateaux, mais aussi le Mzab, l’Ahaggar et le Tassili-n-Ajjer. Il s’investira lui-même dans ces enquêtes en se rendant en pays touareg et dans une région du Sahara fort peu connue jusqu’alors, le Gourara. Dès 1971, Mammeri animera une équipe fluctuante qui s’intéressera aux différents aspects de la culture de cette région.
Durant toute cette période, Mammeri instaurera aussi un rendez-vous hebdomadaire qui réunissait les chercheurs en anthropologie et dans lequel étaient abordés différents thèmes : l’oralité, les relations villes/campagnes, la problématique de la transition, la place des groupes nomades, etc. On y présentait également des comptes-rendus des travaux en cours. Plusieurs chercheurs nationaux ou étrangers [6], invités, participeront à ces travaux et réflexions qui culminent avec l’organisation, en 1978, d’une table ronde sur la littérature orale [7].
Parallèlement à ces activités, il constitue autour de lui, au début des années 70, un petit groupe de jeunes berbérisants [8] qui se réuniront souvent dans les locaux du centre, pour un projet de création de néologismes berbères. Ces recherches déboucheront sur la mise en circulation sous forme ronéotypée (1974), puis sur la publication (1980) de l’Amawal [9]. En 1977-78, après la publication de sa Grammaire berbère [10], il assurera un certain nombre de cours de berbère au CRAPE.

Mammeri dirige également la publication régulière de la revue Libyca, héritée de l’ancien CRAPE. La lecture des différents volumes de la revue illustre parfaitement la part grandissante que prennent les travaux d’anthropologie, bien que les recherches en préhistoire y soient toujours bien représentées. Cette évolution est encore plus sensible à partir du milieu des années 70 dans le Bulletin intérieur du CRAPE qui avait pour fonction de présenter les travaux en cours et les activités des équipes. Cela confirme que Mammeri a su mettre en œuvre des orientations nouvelles sans faire table rase du passé du centre.

Durant cette période, il publiera un certain nombre d’articles centrés sur la poésie et la littérature orale mais aussi sur la culture populaire, constamment agressée par les décisions et les « modèles » étatiques. Il engagera notamment un dialogue avec le sociologue français Pierre Bourdieu sur la poésie kabyle [11]. Au cours de ces entretiens, Mammeri mettra en avant la notion de Tamussni qui vise à revaloriser le statut des détenteurs de savoir transmis oralement dans les sociétés berbères traditionnelles. Ce thème (culture orale/culture savante) est largement développé dans les publications [12] qu’il consacrera à la littérature berbère dans les années 1970-80.

Ses nombreux déplacements sur le terrain (Sahara) n’ont pas donné lieu, mis à part L’Ahellil du Gourara (1984), à des publications d’anthropologie culturelle. Mais il est certain que lors de ses fréquents séjours auprès des populations berbérophones du Sahara (Touaregs et Zénètes), Mammeri a recueilli une somme de matériaux qui constitueront, dans une large mesure, la matière de son dernier roman, La Traversée (1982).

Il travaillait aux Poèmes kabyles anciens (1980) lorsqu’il est mis à la retraite, à la fin de 1978.

Pendant une bonne décennie, Mouloud Mammeri a réuni autour de lui, dans un réseau assez lâche et peu directif mais toujours très stimulant, une constellation de jeunes militants kabyles, chercheurs amateurs qui l’ont secondé dans des projets comme l’Amawal, mais il a surtout réussi à intégrer au CRAPE de jeunes chercheurs en formation (préhistoriens, anthropologues) qui ont trouvé là un cadre adéquat et protecteur.

A partir de 1976, les nouvelles dispositions de la Recherche algérienne [13], qui offraient aux universitaires la possibilité de bénéficier de contrats de recherche, lui permirent aussi d’accueillir au sein du CRAPE de jeunes universitaires (anthropologues, linguistes) qui ont pu y développer des recherches alors frappées d’ostracisme dans l’Université algérienne. Ce rôle de "refuge" a bien sûr concerné des berbérisants, mais aussi, plus largement, des ethnologues et anthropologues qui avaient de plus en plus de difficultés à poursuivre leurs recherches dans l’Université algérienne, à la suite de l’arabisation générale des sciences sociales et de la prise en main de ce secteur par l’idéologie officielle.

Mouloud Mammeri a donc su, dans un environnement nettement hostile, maintenir et élargir un espace favorable à la recherche de terrain en sciences sociales ; sous sa direction, le CRAPE a été le pôle officieux d’une activité berbérologique, très pluridisciplinaire, qui a permis la consolidation d’une nouvelle génération de spécialistes algériens [14].

Rachid BELLIL & Salem CHAKER


Texte extrait de "Hommes et Femmes de Kabylie", Tome 1, sous la direction de Salem Chaker, Edisud, Aix-en-Provence, 2001.
Repris avec l’aimable autorisation des éditions Edisud et de Salem Chaker.
L’ouvrage sus-cité comporte 38 notices relatives à 34 personnages : voir la présentation et le sommaire du volume.
Voir également le site du CRB ainsi que celui des éditions EDISUD


[1Notamment sur la Kabylie ( Cf. les travaux de H. Camps-Fabrer sur les bijoux) et le domaine touareg (Cf. les travaux de M. Gast sur l’Ahaggar).

[2Sur ces enseignements et leur contexte, voir la notice précédente de S. Chaker.

[3On se souvient des attaques virulentes portées par les autorités algériennes (notamment le ministre de l’Enseignement supérieur, M. S. Benyahia) contre l’ethnologie a l’occasion du Congrès international de sociologie (Alger, 1974).

[4Gabriel Camps, fondateur et directeur de 1’Encyclopédie berbère (Aix-en-Provence).

[5"Une expérience de recherche anthropologique en Algérie", Awal, 5, 1989 ; repris dans Mouloud Mammeri, Culture savante, culture vécue (études 1936-1989), 1991, Alger, Tala.

[6Pendant l’exercice de M. Mammeri au CRAPE, les liens scientifiques et humains ne furent jamais rompus avec la recherche française : en anthropologie, les échanges restèrent fréquents notamment avec les équipes de l’EHESS et du CNRS, en préhistoire avec les universités d’Aix-Marseille et de Bordeaux.

[7Littérature orale. Actes de la table ronde (juin 1979), Alger, OPLJ, 1982, 169 p. (12 contributions).

[8Outre Mammeri, le groupe de travail comprenait : A. Zentar, A. Yahiaoui et M. Benkhemou, ainsi que des collaborateurs plus occasionnels.

[9L’édition définitive est parue sous le titre : Amawal (Lexique), Tamazight-tafransist/tafransist-tamazight, Paris, Imedyazen, 1980, 191 p. Sur Amawal, on trouvera une information et une analyse détaillée dans R. Achab, La néologie lexicale berbère, Paris/Louvain, Peeters, 1995, chap. 4.

[10Tajerrumt n tmazight (Tantala taqbaylit) / Grammaire berbère (kabyle), Paris, F. Maspero, 1976, 118p.

[11"Dialogue sur la poésie orale en kabyle. Entretien avec Pierre Bourdieu", Actes de la recherche en sciences sociales, 23, 1978 : 51-66.

[12Voir notamment : Mouloud Mammeri : ‘Culture savante, culture vécue (études 1936-1989), Alger, Tala, 1991 ou l’introduction aux Poèmes kabyles anciens (1980).

[13Avec la création de l’Organisme national de la recherche scientifique (ONRS).

[14Parmi les chercheurs ou enseignants-chercheurs, on citera notamment : R. Bellil, M. Benbrahim, S. Chaker, S. Hachi, N. Mécheri, T. Yacine...