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Petit témoignage sur un grand homme

par Saïd Doumane

jeudi 25 mars 2004, par Masin

Je ne connaissais pas Mouloud Mammeri, sinon par la lecture de certains de ses écrits et romans, avant mon arrivée à l’université d’Alger en 1971.
Le premier contact avec lui, anecdotique et quelque peu puéril, s’est produit à l’occasion du cours de langue berbère facultatif qu’il dispensait dans un amphithéâtre de la faculté des Lettres.

A ma première séance, assis à la première rangée pour le voir de près et surtout afin d’avoir l’occasion de lui parler, je me souviens lui avoir montré l’alphabet Tifinagh de l’Académie Berbère, m’étant aperçu que ce n’était pas celui qu’il utilisait dans son cours.
 Est-ce qu’il est bon cet alphabet, lui ai-je dit timidement et maladroitement ?
 Oui, oui, me répondit-il, en riant...D’où es-tu , s’empressa-t-il d’ajouter , coupant court à ma question intempestive ?
 De Larbaâ Nat Yiraten lui rétorquai-je, décontenancé par sa réplique.
 De chez moi, je pourrais t’atteindre d’un jet de pierre (Aït Yani et Larbaâ Nat Yiraten sont situés sur deux collines se faisant vis-à-vis, à quelques encablures à vol d’oiseau), ajouta-t-il , énigmatique.

Telle fut la "teneur" de mon premier échange avec Mouloud Mammeri. J’en garde un souvenir aussi ému qu’amusé. Mais l’essentiel n’est pas là.

Deux choses importantes dans ma vie sont liées à ma rencontre avec Dda Lmulud. Je ne m’étendrai pas sur le personnage ; sa grandeur et ses mérites sont bien connus, il n’est guère utile d’en rajouter.

1- La découverte de la question berbère dans ses dimensions intellectuelles et scientifiques, par le biais de travaux de savants berbèrisants que M. Mammeri a portés à notre connaissance : Basset, De Foucault, Boulifa, Camps, Galand etc. et de certains des chantiers que lui-même a inaugurés ou continués : Tajerrumt n tmazight, Amawal,...

2- La connaissance d’un groupe de camarades dont certains deviendront des amis, qui se révéla comme une véritable pépinière de militants, d’artistes et de chercheurs dans le domaine berbère : A. Mohia, A. Mezdad, S. Sadi, M. Ben Mohammed, H. Hirèche, M. Benkhemou , M. Baraka et tant d’autre.

Je me souviens aussi, toujours au début des années 1970, de nos réunions discrètes au CRAPE (Centre de Recherche en Anthropologie, Préhistoire et Ethnologie) devenu CNRPAH (Centre National de Recherche en Préhistoire, Anthropologie et Histoire) dont M. Mammeri était directeur, autour de la confection de l’Amawal. Un jour, un ministre de Boumédiène s’était rendu en visite dans l’établissement et nous avons dû cacher précipitamment nos documents de travail ! (à l’époque, évoquer le mot berbère ou amazigh provoquait immanquablement les foudres de la police politique du régime).

Dans le cadre du cours de berbère de M. Mammeri, nous prétextions aussi des excursions en Kabylie, pour nous retrouver entre nous, discuter du devenir de la langue berbère, échanger des informations, mais aussi pour nous détendre loin de l’atmosphère suffocante d’Alger ; suffocation due plus à la dictature qu’aux aléas climatiques proprement dits ou à la pollution et à l’encombrement de la capitale.

Que de souvenirs agréables de ces moments, encore frais dans ma mémoire ! Je me rappelle, par exemple, du jour où à Tigjda (ou Tala Guilef ?), j’ai vu Dda Lmulud danser sous les rythmes d’un bendir, lancer des blagues à la cantonade, rire aux éclats ! Inoubliable.
Ces scènes surréalistes me sont souvent restituées par ma mémoire.

Après avoir quitté Alger en 1975, je guettais, de loin ses écrits et ses rares manifestations publiques.

En 1982, je l’ai de nouveau rencontré, en privé si l’on peut dire, en compagnie de S. Sadi et S. Chaker, dans l’appartement de ce dernier à Alger. S. Chaker, de retour d’un voyage en France, était interpellé par la police de l’air et des frontières et s’était vu confisqué son passeport (à la suite du printemps berbère de 1980, le harcèlement policier était le lot quotidien des militants berbères). Une tracasserie de plus. M. Mammeri en avait subi aussi dans sa vie professionnelle, ses recherches, ses publications, ses déplacements à l’étranger.... Mais il était inébranlable dans ses convictions ; le temps où on pouvait tuer les cultures en silence est révolu, disait-il, dans l’intention, peut être, de tourner en dérision la vanité et l’ineptie des tenants de la culture officielle.

Feignait-il de se montrer résolument optimiste ? Peut-être. Toujours est-il qu’en consacrant toute sa vie à la sauvegarde et à la promotion du patrimoine culturel et linguistique berbère, il avait bien des raisons de croire à l’aboutissement de ce combat, qui était son combat.

Saïd DOUMANE,
Universitaire.