Accueil > Actualité > Des Ursulines de Montauban à Waghzen au fin fond de la Kabylie
In memoriam
Des Ursulines de Montauban à Waghzen au fin fond de la Kabylie
Hommage à Sœur Lucienne Brousse, berbérisante
mardi 20 novembre 2018, par
Née en 1930 dans le Tarn-et-Garonne, Lucienne Brousse entre à l’âge de 12 ans à l’école des sœurs de la Miséricordes de Moissac où elle obtient son certificat d’étude en 1944. Elle intègre la congrégation des Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique en 1953, affectée ensuite à l’école de Waghzen, sœur Lucienne Brousse investit ces contrées ravagées par la misère et la colonisation et qu’elle croyait dur comme fer que ces montagnards sont, eux aussi, dignes d’être instruits et soignés [1]. Le travail de Lucienne Brousse en Kabylie (Larbaa Nat Iraten, At Yanni, Iwadiyen, Bounouh, Azazga, Ighil Ali, etc.) - et dans toutes les régions d’affectation abritant des sites de Sœurs blanches notamment (Amellal, 2011) [2] consistait à apprendre et à transmettre aux petites filles Kabyles tout ce qu’elle pouvait transmettre comme enseignement et apprentissage pouvant les extraire de leur condition d’autochtones colonisés. Il va sans dire que le savoir traditionnel était une nouveauté des jeunes filles. Lucienne Brousse, faudrait-il le rappeler, avait quelque chose de singulier dans ses rapports aux autres. Elle avait à la fois cette âme propre aux chercheurs, aux conservateurs d’objets, à l’archivage, en d’autres termes une gardienne de la mémoire, des mémoires des gens qu’elle côtoie au quotidien. En accompagnant l’infirmière dans ses tournées Lucienne accordait une remarquable attention, aux mots, à la gestuelle, elle était obsédée par la déperdition. Elle avait ce don de l’observation, de l’écoute, de l’analyse, de la conservation de tous ce qui a trait au domaine des savoirs de l’oralité kabyle populaire et savante. Elle a collecté des contes, des expressions, des chants diversifiés dont ceux qui accompagnent le crépuscule des mourants et même les murmures de « ses » petites filles avides de mouvement et de connaissance. Elle était devenue kabyle, parlait kabyle avec ses nuances et ses expressions idiomatiques. En continuant le travail d’Eliane Occre sur « Aweccem » [3] le tatouage, elle voulait rendre aux femmes berbères un hommage appuyé [4], elle a dévoilé un pan méconnu du patrimoine immatériel [5]. En décryptant « cet art du corps », elle a voulu conserver, consigner ces signes scripturaires, ce langage des formes qui vient des tréfonds de l’histoire des Berbères. C’est cette mémoire que Sœur Lucienne Brousse a sauvé de l’oubli dans un pays où une idéologie mortifère rampante aurait tout précipité vers le bûcher, vers l’abîme. La passion que Lucienne Brousse avait pour la linguistique et les langues « des autres » ne l’exonérait point d’une poursuite des études universitaires, à l’université d’Alger d’abord pour ses diplômes de licence et de maîtrise et ensuite en France pour ses études approfondies. Soucieuse du détail et de la rigueur sa démarche créative et novatrice d’enseignement ne peut en aucun souffrir de biais méthodologiques.
Ainsi, plus de 60 années au service de petite gens qu’elle prend dans leur globalité, Lucienne Brousse nous lègue un trésor linguistique considérable, a ouvert des voies de recherches novatrices et soustrait à l’oubli l’esprit de la langue de l’époque. Comme ses collaboratrices, Sœur Madeleine Allain, fondatrice de la Maison d’étude pour les jeunes Sœurs (centre d’étude berbère féminin) à Tizi Ouzou, Marie Hélène Blais ou encore Eliane Ocre, Sœur Lucienne Brousse a alimenté et organisé le fichier de documentation berbère (FDB, 1946-1977). Elle co-signe avec Madeleine Allain, Tizi Wwuccen l’une des premières méthodes d’apprentissage du Kabyle (Tamazight), une méthode audio-visuelle conçue d’abord et spécialement pour les missionnaires. Elle a été adaptée plus tard pour les apprenants locaux et les enfants d’immigrés [6].
Cette méthode a été éditée à l’Université d’Aix-en-Provence, en 1987 par Salem Chaker, chez Edisud ; elle comporte un fascicule, des enregistrements effectués (11 cassettes) et des diapositives (274). Une décennie plus tard, cette méthode sert de référence à de nombreux enseignants pionniers de l’expérience algérienne (Nacira Abrous, 2010).
Le berbériste que je suis est tenté de faire un parallèle voire une comparaison des faits et des projets. Osons ce comparatif.
Lucienne Brousse a consacré plus de 60 années de sa vie au service des autres, elle apprit à écrire et à parler la langue Kabyles dans toutes ses nuances, ses accents en l’espace de deux années seulement. Son projet principal était la sauvegarde du patrimoine berbère dans toute sa diversité. Lucienne Brousse a fait ce que d’autres n’ont pas fait par négationnisme, racisme anti-kabyle ou par idéologie en 7 siècles.
Examinons cet état de fait à partir d’un écrit des années 30. En effet, les adeptes et les héritiers légitimes des Oulémas Algérien des années 30 continuent de croire qu’il est toujours de leur devoir de lutter non seulement pour la défense de la langue arabe mais pour la défense du fameux triptyque attribué à l’un des chefs des Oulémas, en l’occurrence A. Benbadis selon lequel « l’islam est notre religion, l’arabe est notre langue et l’Algérie notre patrie ». Certaines idées anti-berbéristes actuelles [7] (refus par des parents arabophones de laisser leurs enfants étudier la langue Kabyles) trouvent leur origine dans un contentieux vieux de plus 80 ans [8].
Comme le souligne si bien Tilmatine dans son article [9] Bachir Al-Ibrahimi, successeur de Benbadis en 1940, « n’est malheureusement ni le premier, ni le dernier à avoir exprimé autant de mépris envers la langue berbère ». Outre l’idée « d’insuffler chez les algériens « l’esprit d’arabité » » [10] Bachir Al Ibrahimi (le père de l’ancien ministre Taleb Al Ibrahimi) insistait sur le fait que l’association dont il était le « gourou » est arrivée à « mettre en évidence l’origine arabe de l’Algérien » [11].
La raison d’être du Cheikh n’était ni l’indépendance du pays, ni la misère des Algériens mais seulement la défense de la langue arabe : « La langue arabe est la langue officielle de l’islam et elle a de ce point de vue deux droits indiscutables sur la nation algérienne […]. Un droit du fait que l’arabe est la langue de la religion d’une nation et que cette nation est musulmane ; et un droit qui résulte du fait que l’arabe est la langue d’une nation est que cette nation est de race arabe. La sauvegarde de la langue arabe est donc une question de conservation de la race et de la religion en même temps […] » [12].
Dans la défense de « sa » langue, Bachir El Ibrahimi, se fourvoie, dans une imposture idéologique dont les soubassements politiques trouvent leur équivalent dans la politique de ses maîtres d’El Azhar pour qui il y a une nécessité urgente de « réi slamiser » les Kabyles et les Chaouis. M. Tilmatine, souligne par ailleurs que les partisans de l’arabo-islamisme d’aujourd’hui, héritiers des Oulémas, exigent un droit de regard et de décision sur la langue berbère si elle venait à être reconnue et il revient à eux d’en définir les termes [13].
Ce sont eux qui revendiquent la graphie arabe sans l’avoir jamais utilisé pour écrire cette langue, ce qu’écrit le cheikh dans son hebdomadaire du 28 juin 1948 ? « la langue arabe en Algérie . Une femme libre, qui n’admet pas de rivale », l’analogie à la femme reste un euphémisme surtout quand on connaît la législation “charia” réservée à la femme. L’imposture intellectuelle de al-Ibrahimi lui fait dire et écrire « Elle [la langue arabe] rivalisa avec le berbère sur son propre terrain, eut le dessus et triompha. Elle imposa son charme à l’âme berbère et la transforma en une âme arabe », le cheikh considère de fait « Tout ceci dans le libre choix sans aucune ombre de violence, avec conviction, sans répression…. » [14].
La provocation, la négation de l’autre, le paternalisme et la propagande : « qui dit que les berbères ont adopté l’islam volontairement se doit d’ajouter qu’ils ont accepté l’arabe spontanément ». [15] Le Cheikh faute d’être un sage religieux se transforme en va-t-en-guerre idéologique, un grand propagandiste : « L’Arabe, libérateur de cette patrie a apporté l’islam et avec lui, la justice, il a introduit la langue arabe et avec elle la science. C’est la justice qui a soumis les berbères aux Arabes (…) ».
Vraisemblablement, le cheikh préférerait les concubines dans le lit ou dans un harem : « Grâce à la spiritualité de l’islam et à la beauté de la langue arabe, l’islam est devenu en très peu de temps une caractéristique de la nation, irréversible et ineffaçable et la langue arabe une femme libre, sans concubine, dans cette nation ».
Quand il s’agit de la femme, le cheikh comme tous les gens de sa filiation ne sait plus où donner de la « queue ». Il ne s’embarrasse plus d’un langage correct quand il parle de la langue Kabyle : « quelle est cette voix hideuse qui s’est élevée il y a quelques années à la radio algérienne en diffusant des chansons et des informations en langue kabyle, qui s’est ensuite fait entendre il y a quelques semaines de la salle de l’Assemblée algérienne en exigeant un interprète pour le Kabyle comme il y en a pour l’arabe ? » [16]. Il n’hésitait pas à agiter le spectre de l’irrédentisme et du colonialisme : « Ces deux airs proviennent du même instrument, mal réglé, et au son discordant. Ils ont un seul sens, celui de réduire au silence une autre voix qui parle et dit la vérité : que ce pays est arabe et qu’il faut que sa langue arabe soit officielle. Ces deux airs détestables sont une tentative de réaction à cette voix mélodieuse (...) La vérité est que la nation est arabe et que les Kabyles sont des musulmans arabes, leur Livre, le Coran, c’est en arabe qu’ils le lisent et ils écrivent en arabe et ne veulent d’alternative ni à leur religion, ni à leur langue. Mais les tyrans ne savent pas. »
Le cheikh, héritier, au premier degré, d’un autre cheikh, Ibn Badis, était censé prôner la paix et la sagesse religieuse, apporter la « bonne » parole. Le voilà, en croisades contre une langue plusieurs fois millénaires et contre un peuple qu’il veut islamiser et arabiser de force. Comme le ver est dans le fruit, le cheikh est l’instrument d’une guerre d’aliénation, de négation et de falsification de l’histoire d’un pays qu’il voulait exclusivement musulman dont le cadre lui importe peu : une Algérie musulmane dans le cadre de la nation française ne l’aurait jamais dérangé. C’est cela le fanatisme.
Nous avons osé la comparaison, nous oserons le choix.
La première, Sœur Lucienne Brousse s’est inscrite dans une démarche généreuse de transmission et de valorisation. Son linceul était une robe Kabyle. Le second, le cheikh Bachir al-Ibrahimi s’est inscrit dans une démarche guerrière, meurtrière contre un peuple et sa langue. Le cheikh après avoir combattu non pas le colonialisme mais un peuple différent, il aura passé sa vie à appliquer un principe résumé par le triptyque des Oulémas : « L’islam est notre religion, l’arabe est notre langue et l’Algérie notre patrie » [17]condamnant ainsi tous ceux que le vécu situe en dehors de ce cadre. Il a semé des graines de haine dont les pousses ont germées : Bouyali, Abassi Madani, Nahnah, Mokri, Mohand Arezki Farad, Hamadache, Naima Salhi, certains des parents d’élèves refusant l’étude de la langue berbère….certaines conséquences macabres de cette politique sont l’assassinat de Kamel Amzal, de Katia Bengana, d’une décennie noire de sang d’innocents....
Pour ma part, je choisis de m’incliner devant la mémoire de Sœur Lucienne Brousse.
Mestafa G’idir,
Aix-en Provence, le 12 novembre 2018
[1] « Lucienne Brousse, la gardienne des trésors Kabyles », Guillemette de la Borie, La Croix, 29/08/2014
[2] Bahia Amellal, La Ruche de Kabylie, 2009, éd. Achab
[3] Lucienne Brousse, Beauté et identité féminine. Lewcam, Dessins relevés par Eliane Occre. Essai, édition Dar El Khettab, 108p, Alger, 2012. Tatouages est également désigné par le terme “Ticrad”
[4] Linda Graba : https://www.msolafrica.org/fr/notre-mission/afrique/algerie/517-beaute-et-identite-feminine-de-lucienne-brousse.html. Brousse Lucienne, « Beauté et identité féminine. Lewcam ». Essai, édition Dar El Khettab, 108p, Alger, 2012.
[5] Linda Graba, idem
[6] Sr André- Geoffroy. http//www.soeurs.blanches.cef.fr/
[7] Mohamed Tilmatine. Les_Oulemas_algeriens_et_la_question_berbère : Un document de 1949. .pdf
[8] Mestafa G’idir. http://tamazgha.fr/Guerre-anti-Kabyle-ou-la-negation.html
[9] Mohamed Tilmatine, idem
[10] Mohamed Tilmatine, idem
[11] Mohamed Tilmatine, idem
[12] Mohamed Tilmatine, idem
[13] Mohamed Tilmatine, idem
[14] Mohamed Tilmatine, p. 87
[15] Mohamed Tilmatine, p. 87
[16] Mohamed Tilmatine, p. 90
[17] Mohamed Tilmatine, p. 82
Messages
1. Des Ursulines de Montauban à Waghzen au fin fond de la Kabylie , 23 novembre 2018, 10:47, par slimane
l’article agi d’afellaq
Merci Masin
1. Des Ursulines de Montauban à Waghzen au fin fond de la Kabylie , 25 novembre 2018, 20:41, par Masin
Merci surtout i Mesdṭafa G’idir !
Tanemmirt.
2. Des Ursulines de Montauban à Waghzen au fin fond de la Kabylie , 22 décembre 2018, 04:42, par sliman
C’est grâce à ces gens que le Kabyle ne disparaîtra jamais, la popularité illettrés a qui en fait croire un mondes d’illusions, abstrait ne voyants rien venir de la disparition de son identité mais dur à réveiller somnolent ,somnoler part les fosse paroles du faux Paradis.