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Saïd Sifaw Mahroug, symbole de la résistance amazighe
Sifaw (1946 - 1994)
mardi 28 juillet 2020, par
Saïd Sifaw est considéré par les Amazighs de Libye comme l’un des pères du Mouvement amazigh et un symbole de la résistance amazighe. Il ne s’est jamais incliné aussi bien sous le régime de la monarchie que sous celui de Kadhafi. Il est l’un des rares à défier Kadhafi. Sa lettre rédigée pour être adressée au chef de l’Etat libyen illustre le courage de l’homme et sa détermination. Ce qui explique aussi l’acharnement du régime contre lui. Pour nombre d’Amazighs de Libye « Saïd Sifaw est une nation. C’est un révolutionnaire qui a défendu les droits de tamazight et des Imazighen en Libye. Il a essayé de préserver la langue amazighe à travers ses histoires écrites en tamazight et en arabe. Il a également reflété avec ses poèmes les plaies émotionnelles des Imazighen ainsi que l’injustice, l’oppression contre eux. Il a su interagir avec d’autres Amazighs en dehors de la Libye » [1].
Écrivain, poète et penseur, Saïd Sifaw Mahroug est né le 18 avril 1946 à Fessatou (Jadou), une ville amazighe d’Adrar n Infusen, considéré comme « berbériste » par le régime libyen. C’est à l’âge de 15 ans, alors que la Libye était sous le régime de la monarchie senoussie, qu’il prend conscience de son identité amazighe. Il était déjà confronté à l’injustice de la monarchie hostile à l’Amazighité : il fut privé d’une bourse, à laquelle il avait pourtant droit, pour effectuer des études de médecine en Egypte. Avec l’arrivée de Kadhafi au pouvoir, suite au coup d’Etat de 1969, Saïd Sifaw a continué à défendre ses idées et à les assumer publiquement. Sans aucun doute, Sifaw restera cette légende berbère de Libye et l’un des symboles du la lutte amazighe. Il est un exemple pour tous les Amazighs de Libye qui se battent pour leur identité et leur liberté.
Condamné au fauteuil roulant, suite à la tentative d’assassinat dont il avait fait l’objet en 1979, il poursuit son combat surtout par l’écriture. Nombre de ses écrits, notamment sa poésie, traitent de l’Amazighité. Au moins deux de ses poèmes [2] ont été même interprétés, pendant les années 80, par le groupe kabyle engagé Imaziɣen Imula, mené par Ferhat Mehenni, une figure emblématique du militantisme amazigh en Kabylie durant les années 80. L’un de ces poèmes est intitulé « Idles-nnwen » (voir le poème et sa traduction à la fin de l’article). Les paroles de ce poème des années 1980 de Saïd Sifaw montrent la conviction du poète et le degré de sa conscience. Certains de ses propos peuvent être qualifiés de « blasphème », notamment par un régime comme celui de Kadhafi. C’est le cas du vers dans lequel il conseille de « laisser tomber les histoires de Dieu et de Satan » suggérant plutôt de porter un intérêt à la culture amazighe.
Sept de ses poèmes en tamazight sont publiés par Mazigh et Madghis Bouzakhar qui les ont transcrits en caractères latins et en néo-tifinagh (Infusen, 2016) [3]
Toute la poésie de Saïd Sifaw porte sur l’amazighité. Des notions comme « timmuzɣa » (berbérité), « Tamazɣa » (Berbérie), « tagrawla » (révolution) sont courantes dans sa littérature. Ses écrits en langue arabe, également, portent souvent sur le thème de l’identité.
Mais Saïd Sifaw est connu aussi pour son courage et sa défiance pour Kadhafi. La militance berbère libyenne a été marquée par une lettre que Saïd Sifaw tenait à adresser au Colonel Kadhafi. Une lettre qu’il avait intitulée « Livre Noir » qui est restée malheureusement au stade de brouillon puisqu’il décède avant qu’il puisse l’achever. Cette ébauche de lettre a circulé dans les milieux militants et a été publiée sur certains sites Internet, après le décès du poète-militant. Le texte tapuscrit est de 26 pages. Sifaw livre le fond de sa pensée au chef de l’Etat libyen : il dit ce qu’il pense de la Libye, de l’identité, de l’Amazighité et même de l’Islam. La lettre est un véritable chef d’œuvre qui mérite d’être traduit et étudié.
En s’adressant à Kadhafi, Sifaw parle de l’Islam comme « d’une religion nationaliste arabe et propre aux Arabes ». Il dit ne rien à avoir avec « cet Islam » car il se contente de la berbérité laïque et assume son berbérisme. Il parle de l’arrivée de l’Islam en Afrique du nord comme une catastrophe, un colonialisme qui n’a cessé depuis 14 siècles de pratiquer la liquidation physique, l’assimilation linguistique et religieuse. Il réaffirme, pour le Colonel, son amazighité et il refuse d’être un amazigh musulman allant jusqu’à dire : « le berbère est ma religion ». Et au sujet des idées révolutionnaires, il dit que « le Berbère ne peut être que révolutionnaire ». Au sujet du pays amazigh, et en réponse aux idées reçues en Libye selon lesquelles le berbère est confiné aux montagnes d’Infusen, il dit que « la Libye n’est pas ce pays qui est confiné aux frontières mises en place par les Italiens et les Anglais à l’est et les Turcs et les Français à l’ouest et au Sud. La Libye historique s’étend de l’ouest du fleuve du Nil à l’Est jusqu’à la plus occidentale des Îles Canaries à l’Ouest, et de la Méditerranée jusqu’à Iznaguen au nord du Sénégal, au Mali et au Niger ainsi qu’une partie du Soudan ». C’est ainsi qu’il décrit, dans sa lettre, « la terre de la langue berbère et de sa culture ».
Il évoque la question du « parti berbère » inventée de toute pièce par le régime de Kadhafi et il s’est demandé si ça n’a pas été inventé pour « justifier » l’attentat à la voiture dont il a été victime le 21 février 1979. Il dit qu’en 1983 il apprend de la bouche d’un avocat, Abderrahmane el-Djanzouri, qu’il a été accusé, en son absence, entre autre d’appartenance au parti d’Aït-Ahmed et à l’Académie berbère basée en France. [4]
En effet, en février 1979, le penseur, poète et écrivain a été la cible d’une tentative d’assassinat lors d’un « accident » de circulation attribué aux services du régime de Kadhafi.
En 1980, quarante citoyens amazighs de Zouara, Jadou et Ifran, parmi lesquels Saïd Sifaw, sont accusés de former un parti politique. Certains de ces militants avaient sans doute visité la Kabylie, la France et d’autres pays d’Europe. Ils ont donc été en contact avec d’autres Amazighs, en particulier des Kabyles, et se sont procuré des ouvrages interdits en Libye. Cependant, il n’y a aucune preuve tangible de l’existence de ce prétendu parti politique qui serait inventé par le régime libyen pour prétexter l’accusation de ces militants en vue de leur condamnation en application de la Loi sur la Ḥizbiya. Accusés de “militantisme berbère”, les suspects sont présentés devant le tribunal révolutionnaire et ont été incarcérés en 1981. Trois parmi eux ont été exécutés. Saïd Sifaw a été reconnu innocent. Les autres ont été condamnés à des peines de prison allant de vingt ans à la perpétuité.
Handicapé à vie, suite à la tentative d’assassinat dont il a fait l’objet en 1979, Sifaw continuera son combat jusqu’à sa mort le 27 juillet 1994 à Djerba, en Tunisie.
Voici l’un des poèmes de Sifaw interprété par le groupe Imaziɣen Imula.
Idles-nnwen (Votre Culture)
Nsuggem tafsut
Yusan-aɣ-d amwan
Nessawal tafukt
Ugaden yetran
Agmar ur yemmut
Amnay ur d-iban
A ṭiṭ n taẓult
A zzin n tisdnan
Rẓan-am tankult
Ččan-čem yiḍan
I yenɣan tatut
Tatut i ɣ-inɣan
Ma teɣssem cfut
Idles-nnwen kan
Suggmet neɣ eddut
D imal win yellan
A d-yawi tafsut
Ad yekkes amwan
Amnay n tenfust
Aječča ad iban
Idles-nnwen arut
Idles-nnwen kan
Wid innan nemmut
T-tikkerkas i nnan
Wid i nnan eddut
Yidsen kan d iqjan
Ay ibaben n tamurt
Ismezyin itran
Aneft takerkust
Azaglu d aṭṭan
Aneft tamacahut
N ṛebbi d cciṭan.
Idles-nnwen (Votre Culture)
Traduction
"Nous attendions le printemps
Mais voilà que surgit l’automne
Nous appelions le soleil
Les étoiles eurent peur
Le cheval n’est pas mort
Aucune nouvelle du cavalierÔ œil souligné au khôl
Ô beauté des femmes
Ils t’ont cassé la fiole
Tu es dévorée par les nuitsCe qui tue l’oubli
C’est plutôt l’oubli qui nous tue
Si vous le souhaitez souvenez-vous
Seulement de votre cultureRestez ou partez
Ce qui existe revient
Il ramène le printemps
Il chasse l’automne
Le cavalier du conte
Demain sera de retour
Ecrivez votre culture
Ecrivez seulement votre cultureCeux qui ont proclamé notre mort
Ils ont dit des mensonges
Ceux qui nous disent de les suivre
Avec eux il n’y a que des chiensÔ ceux du pays
Qui font battre les étoiles
Laissez le mensonge
Le joug [la soumission] est une maladie
Et laissez tomber l’histoire
De Dieu et de Satan."
Masin Ferkal.
https://www.facebook.com/fathi.youssef2/posts/3484600454905569
[1] Témoignage de Fathi Bouzakhar, ancien président du Congrès national des Amazighs de Libye, actuellement président du Centre libyen pour les études amazighes.
[2] Il s’agit du poème « Amusnaw » (le sage) et « Idles-nnwen » (votre culture) interprétés par Ferhat Mehenni du groupe kabyle « Imaziɣen Imula » (album « Chants berbères de lutte et d’espoir », Imedyazen, 1981, pour le poème « Amusnaw » et l’album « 20 ans u mazal », éditions Imedyazen, Paris, 1983, pour le poème « Idles-nnwen »)
[3] Saïd Sifaw, Isefra n tmusni d tlelli (Isefra n dda Sɛid Sifaw), Infusen, 2016, 30 pages. télécharger ici
[4] Saïd Sifaw, Le Livre Noir (Lettre de Saïd Sifaw au Colonel Kadhafi)