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Gilets jaunes : le début de la fin pour l’État néo-libéral ?

jeudi 20 décembre 2018, par Masin

"Here comes the sun" a inscrit sur son gilet un des manifestants en jaune descendant pour la cinquième fois les Champs Elysées ce samedi 15 décembre 2018. Au vu de la température polaire et de la bruine glacée qui tombe ce jour sur Paris, l’inscription en dit long sur les attentes et les espoirs soulevés par la mobilisation qui électrise le pays depuis plus d’un mois. Partie d’un ras-le-bol sur le prix des carburants, elle a très rapidement pris une dimension beaucoup plus générale, dénonçant pêle-mêle, l’injustice fiscale, la casse des services publics, la dépossession démocratique et les politiques inégalitaires menées depuis des décennies par la plupart des gouvernements qui se sont succédé aux affaires. Revendiquant une expression démocratique directe, sans leader et sans organigramme, le mouvement des gilets jaunes a réussi à installer au cœur du débat public un certain nombre de questions aussi frontales que radicales, qui témoignent de l’ampleur du décrochage ressenti par une bonne partie de la population à l’égard des décisions prises, pourtant en son nom, depuis belle lurette.

Du point de vue des résultats, on peut d’ores et déjà parler d’un succès sans précédent. Près de quatorze milliards (certes, encore largement théoriques) arrachés au profit des plus bas salaires en trois semaines. Cela fait, à vrai dire, bien longtemps qu’un mouvement social n’avait pas obtenu une victoire de cette ampleur. Et la mobilisation, toujours en cours et rejointe ces deux dernières semaines par les lycéens et les organisations syndicales, n’a probablement pas encore dit son dernier mot. Les raisons de ces premiers succès sont multiples. L’effet de surprise d’une mobilisation concernant des publics systématiquement privés de parole médiatique depuis des années, voire des décennies, son caractère imprévisible lié à un usage inédit des réseaux sociaux, et, bien entendu, l’ampleur du soutien qu’elle a rencontré dans l’opinion, ont évidemment été cruciaux.

Mais il faut aussi noter, même si cela pose des questions douloureuses, l’efficacité redoutable des formes sous lesquelles ce mouvement s’est manifesté : interruption des flux de circulation, paralysie de l’activité commerciale en pleine période de Noël, affrontements spectaculaires avec la police en plein cœur des beaux quartiers parisiens, c’est à dire sur le terrain même de l’adversaire symbolique des manifestants ; les lieux de la richesse et du pouvoir. Au pays des Sans Culottes, l’image d’un 4/4 de luxe retourné et en flamme sur l’avenue de la Grande Armée trouvera toujours plus de bienveillance jubilatoire que celle d’un cadre supérieur en loden faisant part de ses craintes au Président le lendemain sous l’œil des caméras... La grande peur des Possédants face aux débordements incontrôlables de la populace est un classique de notre histoire comme, d’ailleurs, de l’imagerie du roman national...

Il est évidemment assez risqué de tenter de tirer des enseignements d’un mouvement aussi protéiforme dont l’issue est encore très incertaine. Mais, il nous suggère tout de même, d’ores et déjà, un certain nombre de pistes de réflexion à méditer. Ce qu’il nous a d’abord montré, c’est qu’une partie très importante de la population ne croit plus aux promesses sur lesquelles reposent la paix sociale et la légitimité de ses gouvernants depuis quelques décennies. Ce n’est pas rien. Malgré le silence absolument assourdissant auquel les assignent les grandes chaines d’information, propriété, pour certaines, des plus grosses fortunes de France, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues, sur les ronds-points, devant les centres commerciaux, devant les raffineries ou sur les places des villes du pays pour hurler leur colère, leur angoisse de l’avenir, leur misère matérielle et dénoncer ce qu’ils perçoivent comme une indécence arrogante de la part de leurs dirigeants et de ceux dont ils servent les intérêts.

Sans donner dans la grande spéculation, il me semble que l’objet de ce rejet a un nom. Il s’agit de l’Etat néo-libéral tel qu’il s’est progressivement mis en place dans notre pays depuis les années 80. L’ambition des économistes néo-libéraux des années 50 consistait à remettre en cause le compromis social issu de la libération, ce qu’ils appelaient, de manière ironique, l’Etat- Providence. Les termes implicites de ce contrat disaient, schématiquement, que si l’Etat devait veiller, comme il l’a toujours fait, à la prospérité des possédants, il ne pouvait le faire qu’à la condition de redistribuer une part importante des richesses produites au profit des plus pauvres et de la classe moyenne sous la forme de services publics ambitieux ou de prestations sociales comme les trois branches de la Sécurité Sociale. Cela supposait de sa part, la défense d’une fiscalité progressive mettant à contribution les plus riches et la mise en commun d’une part importante des salaires (les fameuses cotisations sociales) pour financer les dépenses de santé, les pensions de retraites et l’assurance-chômage. L’Etat devait également réguler activement le marché du travail, en veillant à garantir une certaine progression salariale et un niveau d’emploi satisfaisant.

Pour les partisans du néolibéralisme, ce système présentait un défaut majeur : il permettait aux syndicats comme aux partis politiques de faire pression sur les détenteurs de capitaux pour qu’ils reversent une partie de leur richesse au profit des salariés. Après un intense travail de conviction auprès des milieux patronaux, puis de la classe politique conservatrice, ils ont fini par doter le patronat et ses représentants politiques d’un logiciel idéologique terriblement efficace. Prônant l’efficacité spontanée des marchés et dénonçant le rôle intrusif et perturbateur d’un Etat forcément boulimique dans le domaine économique et social (certains sont même allés jusqu’à parler de mammouth...), les élites économiques et politiques ont donc commencé à attaquer de manière systématique le niveau d’imposition des entreprises, puis celui des plus fortunés, tout en dénonçant sans relâche le montant des dépenses publiques. Combinant gel des salaires et chantage à l’emploi, ils se sont efforcés de diminuer progressivement la part dévolue aux salaires dans la richesse produite. Avec succès. Ils ont aussi méthodiquement discrédité les organisations syndicales, accusées d’archaïsme, de radicalité, etc. Souvent rejoints par des journalistes complaisants, ils se sont employés à les marginaliser dans la prise de décision, les réduisant à de simples figurants d’un « dialogue social » à sens unique. Depuis près de quarante ans, ce mouvement, qui n’est pas propre à la France, a profondément entamé les fondations du pacte social sur lesquelles reposait l’Etat Providence d’après-guerre car il a su trouver un appui souvent tacite, de la part de fractions importantes des salariés, des petits commerçants, des ouvriers non syndiqués, des artisans, des cadres intermédiaires, des travailleurs indépendants, etc. qui ont longtemps pensé pouvoir joindre leurs rêves d’ascension sociale à ceux des élites économiques du pays.

L’utopie néo-libérale consiste en effet à miser sur une large alliance entre les classes moyennes et les classes dirigeantes autour de la promesse d’un enrichissement continu, mais au prix d’un dessaisissement démocratique. En mettant l’Etat au service des entreprises et en laissant jouer la seule loi de la concurrence entre les salariés, les citoyens perdent en effet le contrôle politique de la vie économique et n’ont plus qu’à arbitrer entre différents filets de protection minimaux concédés aux plus démunis. Cette large alliance vise à se substituer à celle qui unissait le monde des ouvriers et des petits employés à ces mêmes classes moyennes, alliance sur laquelle reposait le consensus autour de l’Etat Providence. Pendant plusieurs décennies, cette utopie a pu paraître crédible et malgré de puissantes oppositions, le projet néo-libéral a pu se développer sans coup férir, mais au prix d’une explosion des inégalités et d’un désintérêt croissant pour les rendez-vous électoraux comme pour la syndicalisation.

Or, c’est justement cette utopie que le mouvement des gilets jaunes fait voler en éclat, parce qu’il a vu se rejoindre, pour la première fois, les victimes premières des politiques néolibérales, les chômeurs ainsi que les travailleurs pauvres ou précarisés mais aussi des pans entiers de cette fameuse classe moyenne, à savoir tous ceux qui ne croient plus aux promesses d’ascension sociale qu’on leur a faites et sont confrontés à une situation matérielle de plus en plus difficile, comme aux effets de la casse des services publics.

La forme spontanée et désorganisée du mouvement s’explique aussi par les stratégies d’affaiblissement systématique des organisations syndicales comme de tous les autres corps intermédiaires, dont le rôle de représentation et de décision dans la vie démocratique a été réduit, depuis des années, à peau de chagrin. Les partis politiques eux-mêmes, jadis organisés comme des mouvements de masse destinés à relayer les intérêts divergents des différentes composantes de la société afin d’organiser le débat démocratique, sont, depuis longtemps, réduits à de simples écuries présidentielles, et l’élection d’Emmanuel Macron les a laissés dans un état de déshérence que tout le monde s’accorde à reconnaître.

Si cette analyse se révèle exacte, il est encore très difficile de prévoir sur quoi peut déboucher cette situation. Car l’hégémonie néo-libérale, si elle se fissure sous nos yeux, a aujourd’hui des concurrents qui portent des alternatives très différentes dont toutes ne sont pas, loin s’en faut, progressistes. Aux partisans d’une défense de l’Etat-Providence et d’une redistribution massive des richesses, qui plaident également pour une revitalisation de la représentation démocratique au profit de tous ceux qui sont aujourd’hui écartés des débats, s’ajoutent, en effet, les partisans d’une politique nationaliste autoritaire et xénophobe qui reposerait, de manière utopique, sur une souveraineté populaire directe incarnée dans un (ou une) chef(fe) plus ou moins charismatique. Il est fort probable que cette alternative contribuera à structurer les débats politiques des prochains mois et peut-être des prochaines années.

Cela tendrait à suggérer que la mise en images télévisées d’émeutes opposant quelques milliers de manifestants brûlant des voitures de luxe aux forces de l’ordre n’est peut-être pas, à long terme, la question la plus importante. Chacun sait d’ailleurs que les 4/4 de luxe et les vitrines de banques sont souvent très bien assurés. La question que pose le mouvement des gilets jaunes est une question politique. C’est celle du type d’alternative qu’il convient d’opposer à quarante ans de néo-libéralisme. Et il appartient à chacun d’entre nous de prendre part à la discussion pour que l’éclaircie sociale ouverte par les gilets couleur de soleil ne se solde par un retour du gros temps.

Jean-Matthias Fleury
Professeur de Philosophie.