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"Tati Batata", ou la vision critique de Si Moh
Une analyse de Amar Ameziane
mercredi 18 février 2004, par
A la fin du mois d’août 2003, Si Moh nous a, encore une fois, gratifiés d’un nouvel album, Tati Batata. Ce dernier est, comme à l’accoutumée, mal médiatisé. La saison estivale oblige, c’est le non-stop - nouveau genre musical ? - qui l’emporte. Rappelons-nous, le premier album de Si Moh a mis trois ans, si ce n’est pas plus, pour que les gens le découvrent et le qualifient de chef-d’œuvre.
Tati Batata est composé de sept chansons : Ad’ebbel, Tati-Batata, Cubaγ-kem, A win i d-ir’uh’en, Tinat, Matchi wi ibedden, Matchi d nekkini. Sur la jaquette de l’album, comme d’habitude, il n’y a pas de photo de Si Moh. C’est son image intérieure, nous semble-t-il au fil des albums, qu’il préfère nous dévoiler, non pas son image extérieure. Et c’est tant mieux pour ses auditeurs car celle qui transparaît dans le texte ne peut être que vraie. A la place de la photo, nous avons droit à un tableau ; l’œuvre de Hettal probablement, qui suggère le climat de liesse qui constitue le thème de la chanson Ad’ebbel.
Au fil des albums de Si Moh (il en est à son septième), nous découvrons que l’ironie est un mode d’expression de prédilection pour lui. Le texte Ad’ebbel est écrit dans ce mode. Il met en scène un personnage qui a trouvé une idée géniale : celle de faire de ses enfants des joueurs de tambour, métier incarné jadis par celui qui est appelé Budjlima. Il ne reste désormais que le souvenir de ce personnage qu’on avait plaisir de voir arriver dans les villages kabyles et amuser les villageois. Accompagné de ses enfants, Budjlima traîne derrière lui les foules d’enfants qu’il amuse avec des airs fabriqués au rythme du tambour et de cornemuse. Cette pratique, vraie institution dirions-nous, au caractère carnavalesque, puisque tous les sexes de tous âges se joignent à la foule, était un prétexte pour le personnage de prendre sa part des récoltes villageoises. Il arrivait généralement à la fin des récoltes et les villageois kabyles n’étaient pas radins. Toutefois, précisons que ce métier était méprisé et était, donc, pratiqué par une caste sociale bien très restreinte, les iklan en l’occurrence.
Dans son texte, Si Moh réactualise le personnage de Budjlima pour l’insérer dans le contexte contemporain où le chant accompagné de la danse est à la mode. La chanson kabyle traverse une crise telle que le tout nouveau ‘genre’ dit ‘non-stop’ est promu au rang de modèle. C’est dire que le projet de folklorisation a bel et bien réussi.
Aγrum ma yeshel i tiwwin
Uh’ric ayla-s dayem illa
Lh’ut a tarwa γef tudrin
Kkatet tt’bel d lγid’a
Icett’ah’en d tcett’ah’in
Ulac anda ur zdiγen ara
Si lebεid m’a kwen-id-walin
Fer’h’en s tt’bel ataya
Cette strophe constitue la clef à l’attitude ironique de l’auteur. Si la chanson constitue de nos jours le pôle d’attraction de la jeunesse, c’est parce que la réalité leur montre que beaucoup de chanteurs sans talent sont promus, sous la bénédiction de quelques éditeurs qui, souci de gain oblige, préfèrent publier des albums de type folklorique (encore faut-il définir ce qualificatif) que d’encourager des valeurs sures. Il est vrai que dans une société où les valeurs sont inversées et où les gens au goût raffiné se font de plus en plus rares, il est tout à fait courant que des chef-d’œuvres mettent des années pour être découverts.
Tati Batata est un texte de chanson qui aborde le thème de l’échec de la classe politique. L’expression tati batata connue dans toutes les langues est utilisée pour qualifier un discours creux, sans consistance. C’est l’expression que l’auteur du texte, porte parole de sa société, utilise pour décrire le discours des hommes politiques qui au tout début de leur parcours promettent monts et merveilles à leurs électeurs, mais finissent tous par prendre le camp des loups et oublient leurs promesses.
Kul yiwen akken i tt-yettqissi
Iwakken ad d-yerbeh’ lγaci
Ad yetnaεniε fell-asen
Wa d uccen wa d inisi
Kif kif Louher a Qasi
Ifen Djehh’ akken h’ercen
Le passage ci-dessus est explicite. Qu’ils soient hommes ou femmes, c’est pareil : ils ont tous soif de pouvoir. Si Moh fait, ici, allusion à la fable du chacal et du hérisson, bien connue en Kabylie. Si le chacal est réputé pour sa ruse, il a trouvé en le hérisson un être plus rusé que lui. La juxtaposition, au niveau du vers, du chacal et du hérisson signifie que les hommes politiques sont tous rusés quand il s’agit de rechercher leurs intérêt mais pas ceux des gens qu’ils sont sensés représenter.
Ghur-sen tazzla γef ukersi
Iwumi qqaren ‘démocratie’
Nekkwni nγil dayen nnid’en
La ‘démocratie’ dont ils parlent tant au début de leur parcours n’est, en fin de compte, que la course pour le pouvoir.
A win i d-iruh’en traduit l’immobilisme qui frappe chaque jour un peu plus notre société. Déçue par les gouverneurs successifs, elle a fini par sombrer dans un désenchantement total. Dans le texte de Si Moh, le rejet est constant à l’égard de celui qui arrive (au sens de celui qui veut apporter un changement). Qu’il soit messager de la paix, du pardon ou de l’espoir sa place n’est pas parmi nous.
A wagi d-iruh’en
Dacu i daγ-d-tewwid’ akk
a
Ma d lehna n wulawen
Matchi d ayagi i nebγa
Ma d ssmah’ d usirem
Ghas nneqlab tuγaled’
Nekwni ur neh’wadj ara
Avec Matchi wi ibedden, Si Moh aborde un thème ô combien philosophique : la vision de la vie. Selon lui, celle-ci est multiple et se doit de l’être. Ainsi, les jours de semaine sont-ils pareils ? Sans doute non. Si la vision est multiple, les destins le sont également. Chacun a sa propre récolte de la journée. Il en est de même des savoirs : il y a des savoirs qui édifient et des savoirs qui détruisent. Il y a des gens qui cherchent du savoir pour s’instruire et d’autres juste pour gagner leur vie. Ces derniers sont plus nombreux.
Avec le texte de la chanson Tinnat, Si Moh nous entraîne dans un voyage en quête d’un personnage dont il ne dit rien. Si nous savons que ce personnage est féminin, nous ignorons s’il s’agit d’une femme ou d’autre chose. De village en village, de souk en souk, de ville en ville, la quête d’un idéal au féminin est constante. Chaque auditeur peut donner le signifié qu’il veut à ce signifiant mystérieux de Tinnat. Si Moh donne, ainsi, une dimension plurielle à son texte. Si Moh fait-il allusion à l’errance que nous savons caractéristique de nos poètes tels Si Mohand ou Mohand Ouyidir ? Nous ne pouvons le vérifier.
Dans ce nouvel album, l’influence de la poésie de Cheikh Mohand sur le poète Si Moh est très perceptible. Nous l’avons déjà remarqué dans le précédent album. A yat zzman Ifuten est un texte qui fait état de la perte des valeurs traditionnelles. Le poète convoque les gens d’antan les invitant à constater le désordre dans lequel se retrouvent les valeurs qu’ils ont mis tant d’ardeur pour léguer. Le thème de l’ordre ancien qui s’effrite et que Cheikh Mohand et Si Mohand ont traité dans leurs poésies est repris ici par Si Moh. Si dans le premier cas l’effritement est causé par l’avènement de la colonisation française qui a renversé un système socio-économique auquel elle a substitué un autre d’une autre nature, dans le texte de Si Moh l’effritement est causé par une modernité que les sociétés post-coloniales, comme la notre, ont pris ‘à la lettre’ sans qu’il y ait eu au préalable un effort de réflexion sur son adaptabilité au nouveau contexte.
Si Moh aborde avec Matchi d nek le thème de prédilection de Cheikh Mohand : la providence (ou le destin). La poésie de Cheikh Mohand est un rappel constant de l’omnipotence de Dieu. C’est à lui seul que revient le dernier mot.
Wi ittagwaden yiwen
Ur yettagwad ula yiwen
Ama deg ukessar ama deg usawen
Sanda yerra ad t-iεiwen
Ma d win yefkan rr’ay i yigawawen
Gher zdat a s-gen imezzuγen
Gher déffir a s-gen acciwen (1)
Dans ce passage, Cheikh Mohand invite à soumettre sa destinée à la volonté divine au lieu de chercher secours chez ses semblables qui, souvent, sont la source de déboires. Si Moh réactualise ce thème pour traiter de la condition de l’homme de notre temps.
Am yifer yennd’en di cckal
Ad’ar di llazuq yesni
Ghas yesεa ldjehd issawal
Ma ad inaqel neγ ad yali
Lqefs i s-heggan d uzzal
Tarewla ula anda sani
H’ess-d ad ak-iniγ awal
D Rebbi i iferrun timsal
Tixer matchi d nekkini
L’homme de notre temps est prisonnier de sa condition : mains et pieds noués (sans l’être vraiment), il a beau crier au secours, qui va répondre ? Tel l’oiseau pris au piège de glu, ensuite placé dans une cage en fer, comment peut-il se sauver ? On le sait bien, l’homme du XXIème siècle est prisonnier des barrières psychologiques dressées ça et là par des gens à l’affût et qui décident du cours à donner au monde. Dans pareil cas, existe t-il autre solution que celle de soumettre son sort à la volonté divine ?
La part réservée à l’amour dans le dernier album de Si Moh est très mince. Une seule chanson intitulée Cubaγ-kem. On a beau dire que Si Moh s’éloigne de plus en plus de la thématique de l’amour, il reste néanmoins un chanteur de l’amour. Le texte retrace de manière très poétique le parcours amoureux, allant du premier regard aux premiers battements du cœur. C’est l’itinéraire de deux êtres qui se sont retrouvés sans se chercher ou peut être se cherchaient-ils sans le savoir. Certaines routes se croisent sans s’y attendre. Et l’amour fait le reste.
Hubaγ-kem thubad’-iyi
Mebla ma nhuba
Di sin nhuba tayri
La γ-tessewh’ac
Cubaγ-kem tcubad’-iy
i
Di sin nemcuba
S kra n win tezza tayri
Yecba γur-neγ
A travers ce survol, plus du côté du thème que de la forme, du dernier album de Si Moh, nous avons voulu introduire la rentrée musicale. Nous espérons que le Non-Stop laissera désormais la place à un autre type de chanson : celle qui fait plaisir à l’oreille, certes, mais qui donne aussi à réfléchir. Celle de Si Moh, par exemple.
Amar Ameziane
(1) Mouloud Mammeri, Yenna-yas Ccix Muhend, Cheikh Mohand a dit, Inna-yas édition, Alger, 1990, p. 65
Messages
1. > "Tati Batata", ou la vision critique de Si Moh, 6 juillet 2005, 23:32, par smail
azul
ayen id nenna ghaf si moh drous nek ayen i zemraghe adinighe ,d yiwwen ou ouchennay naghe amedyaz neghe amousnaw ig khedmen seg oulis ed yiwwen ger thgejda gef thved teqvaylithe ,ed yiwwen ghef inezmar anestkel .ih nekkini sellaghe,smahsisaghe,smouzgouthaghe i wayen ig kheddem si mouh
SMZIL
Voir en ligne : SI MOH
2. > "Tati Batata", ou la vision critique de Si Moh, 18 novembre 2005, 01:57
Bravo ! Encore beaucoup de présentations comme celle-ci.
Merci, tanemirt.
3. > "Tati Batata", ou la vision critique de Si Moh, 20 avril 2006, 15:01, par tahar
merci pour cet article ! et je dirais a SiMoh :
azul fellak ya si moh,slamiw ghourek anirouh,si haizer ait meddour 3layen.
ya win yatskisine chvouh,yatsakasen arrouh,ilahdhour dhi maslayen.
n’hamlik attas ouranchouh,oula dhesavyane dhi ddouh,thesfadh dhas imatawen.
4. > "Tati Batata", ou la vision critique de Si Moh, 27 avril 2006, 03:37, par Belka
Si je me permet de rédiger ces quelques lignes, c’est juste pour dire que Si Moh et toujours lui meme, ses oeuvres simposent d’eux memes, il n’y est pas lieu d’en parler.
C’est un artiste au sens propre du mot.
c’est en écoutant que l’on peu comrendre le sens profond de ses mots, et sa music.
Bravo Si moh, mes meilleurs et profonds respects.
Belkacem, Montréal, Canada
5. "Tati Batata", ou la vision critique de Si Moh, 21 novembre 2006, 15:09, par djallal
Bravo a si moh pour cette chanson courtoise qui me touche teriblement car elle est riche de sens merci
Voir en ligne : tati batata