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Entretien
"Des inscriptions ont été détruites par une main criminelle à Azib n Ikkis..."
Entretien avec l’anthropologue Ahmed Ouskounti
jeudi 27 octobre 2005, par
Ahmed Ouskounti est docteur en anthropologie sociale et ethnologie, diplômé de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris. Il est aussi enseignant-chercheur à l’Institut national des sciences de l’archéologie et du patrimoine (INSAP) à Rabat, et enseigne l’anthropologie sociale et le patrimoine culturel au Centre de formation aux métiers de montagne (CFAMM) de Tabant (Azilal) et à l’Université Cadi Ayad à Marrakech.
Il est, par ailleurs, expert du patrimoine culturel pour Tamazgha occidentale. Entre 1998 et 2000 il a représenté l’Etat marocain aux réunions de la Convention du patrimoine mondial et a participé à l’élaboration de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’Humanité adoptée par la Conférence générale de l’Unesco en 2003. Ahmed Ouskounti a également publié diverses études sur l’anthropologie, la culture, le patrimoine culturel, la patrimonialisation, la littérature orale et l’écriture amazighe.
Natif de la région de Tizi n Imnayen (Goulmima), Ahmed Ouskounti, que nous avons rencontré à Marrakech, répondu très volontiers aux questions de Tamazgha.fr.
Tamazgha.fr : Pouvez-vous nous donner un aperçu sur la recherche archéologique au Maroc, notamment sur le volet concernant les inscriptions "rupestres" amazighes ?
Ahmed Ouskounti : C’est une vaste question. Pour faire court, disons que pendant longtemps, la recherche archéologique au Maroc est demeurée l’apanage de chercheurs étrangers, notamment français, et de quelques archéologues marocains que l’on pouvait compter, jusqu’aux années 1980, sur les doigts des deux mains. Ni les moyens humains, ni, a fortiori les moyens matériels, ne lui permettaient pas véritablement de décoller. De plus, elle est restée prisonnière de problématiques anciennes, de classifications et de typologies forgées ailleurs. Elle en traîne d’ailleurs quelques séquelles jusqu’au jour d’aujourd’hui. A titre d’exemple, l’antiquité du Maroc se limite au nord du limes, ce "mur" romain qui va grosso modo du sud de Rabat à la basse Moulouya en passant par la trouée de Taza. Point d’antiquité au sud de cette frontière que les archéologues peinent à franchir. Certains en sont venus à croire qu’au sud du limes, le Maroc passe sans transition de la protohistoire à l’islamisation !
La création de l’Institut national des sciences de l’archéologie et du patrimoine en 1985 est un tournant important dans l’histoire de la recherche archéologique, grâce à l’engagement d’une poignée de chercheurs dont notamment Joudia Hassar Benslimane, Abdelaziz Touri, Driss Dkhissi, El Houssein El Kasri, Ali Amahan, Fatima-Zohra Sbihi, Aomar Akerraz ... Mais c’est seulement à partir de la deuxième moitié des années 1990 que ses effets se font sentir lorsque les lauréats commencent à investir le domaine, à prendre part aux programmes de recherche et, ces dernières années, à monter leurs propres projets et leurs équipes.
Cependant, les moyens matériels et financiers, aujourd’hui disponibles, ne sont toujours pas à la hauteur des moyens humains dont le pays dispose. La recherche archéologique, et la recherche en général, n’est pas encore une priorité au sein du département de la Culture dont dépend l’INSAP. Pourtant son importance est cruciale aujourd’hui non seulement pour la prise de décision, mais ne serait-ce que pour accompagner les grands projets d’infrastructure lancés dans un certain nombre de régions. Je pense, à l’heure actuelle, au site découvert cet été près de Ksar Sghir sur l’autoroute Tanger-Aéroport Tanger-Med et menacé de destruction parce que le tracé de la voie ne l’avait pas pris en compte à temps.
Et que dire de la recherche dans le domaine des inscriptions libyco-berbères ou amazighes au Maroc ?
Les inscriptions amazighes sont le parent pauvre de la recherche archéologique au Maroc comme nous l’expliquons mes collègues Abdelkhalek Lemjidi, El Mustapha Nami et moi-même dans notre ouvrage Tirra. Aux origines de l’écriture au Maroc [Ndlr : publié en 2004 par l’Institut royal de la culture amazighe]. Depuis toujours, les archéologues marocains s’intéressent aux inscriptions latines et puniques. Elles sont déchiffrées, plus familières et renseignent sur les rapports que les Marocains ont entretenus avec les langues et les peuples de ces écritures. Rien de tel en ce qui concerne les inscriptions amazighes. Les recherches à leur sujet se sont quasiment arrêtées depuis les années 1960 avec la publication des inventaires de l’Abbé Chabot et de Lionel Galand. Ajouter à cela un état général et diffus de dénigrement de la culture amazighe considérée comme une culture exclusivement "orale et populaire". Pourtant d’importants matériaux existent. Nous disposons de deux types d’inscriptions amazighes au Maroc : des inscriptions que nous qualifions d’"antiques", de loin les plus connues des spécialistes, et des inscriptions que nous appelons "rupestres", faute de mieux. Les premières se retrouvent dans les sites antiques du nord du pays comme Volubilis, Lixus, Tamuda, Thamusida, Banasa, etc. Certaines d’entre elles sont même bilingues, libyque/latin, libyque/punique. Elles sont familières aux archéologues antiquisants. Je suis heureux que mon collègue Abdelaziz El Khayari, archéologue à l’INSAP, s’y intéresse depuis quelques années et nous attendons son inventaire. Quant aux inscriptions "rupestres", elles sont ainsi dénommées parce qu’elles font partie d’un contexte particulier, celui de l’art rupestre, et se trouvent, comme celui-ci, en dehors de la région d’influences phénicienne et romaine, dans une zone allant du Haut-Atlas et de l’Oriental à la frontière mauritanienne. Ce sont ces inscriptions que nous avons inventoriées dans l’ouvrage que j’ai cité plus haut.
On parle de gravures détruites à Azib n Ikkis dans le Haut-Atlas et dans d’autres régions. D’autres gravures seraient volées ou vendus à des collectionneurs privés ?
Oui, il est regrettable qu’une inscription de la plus haute importance pour l’histoire de l’écriture au Maroc, celle d’Azib n Ikkis (plateau du Yagour, Haut-Atlas de Marrakech), ait été détruite par une main criminelle. C’est l’une des plus anciennes inscriptions du Maroc dont l’âge a été estimé par le regretté Gabriel Camps entre le 7e et le 5e siècle avant l’ère chrétienne, mais qui semble plus ancienne. Elle se trouvait dans un cartouche vertical aménagé par le graveur dans le corps d’une figure humaine portant des franges. Et il est curieux que seule l’inscription ait été détruite. J’en profite pour balayer une idée communément admise, y compris parmi certaines personnes de la Culture : la destruction de l’art rupestre en général, et des inscriptions en particulier, est très rarement le fait des populations locales ou des bergers. Ces gens côtoient ces vestiges depuis des centaines de générations. Ils ont parfois cassé des roches sans faire attention aux gravures qu’elles portent et ils ont parfois ajouté des graffitis à des dessins rupestres anciens. D’après les témoignages dont nous disposons, il s’agit le plus souvent de personnes extérieures à la région ou lorsqu’elles en sont issues sont entrées en contact avec des collectionneurs ou des intermédiaires. Des roches gravées de petites dimensions sont parfois volées, d’autres plus grandes voient leurs parties portant des dessins sciées. Cela fait partie, du reste, d’un trafic de biens culturels que j’ai appelé "hémorragie patrimoniale" dans un article paru dans la revue casablancaise Prologues en 2004. Et c’est un trafic qui tombe sous le coup de la loi 22-80 sur le patrimoine culturel et qui est condamné par la Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels de 1970 et par la Convention d’Unidroit sur les biens culturels volés ou illicitement exportés de 1995.
A votre avis, que faut-il faire pour sauvegarder ces gravures et ces inscriptions ?
C’est une question complexe. Pour ne parler que des sites de gravures et de peintures rupestres, le Maroc en compte quelques 300. Un certain nombre d’entre eux ont d’ores et déjà disparu, d’autres sont en cours de disparition à l’heure où nous parlons. Seuls cinq sites disposent de gardiens relevant du ministère de la Culture. Celui-ci a créé en 1994, à Tahannaout puis transféré à Marrakech, le Parc national du patrimoine rupestre. Il a pour mission d’inventorier, d’étudier et de sauvegarder les sites d’art rupestre. Au départ, ce centre avait une équipe mais manquait de moyens matériels ; aujourd’hui il manque de tout, moyens humains et matériels tout ensemble ! L’inventaire est au point mort et les mesures de sauvegarde peinent à se mettre en place. La protection des sites doit impliquer les collectivités locales. En leur restituant leur patrimoine et en les aidant à le sauvegarder et à le valoriser. Le classement des sites au titre de patrimoine national peut leur donner une plus grande visibilité et rehausser leur statut. Certains parmi les plus importants pourraient faire l’objet de propositions d’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. La valorisation des sites par la recherche scientifique, la publication et leur intégration dans des circuits de visites scolaires et touristiques peuvent également contribuer à leur sauvegarde.
Vous êtes membre du "Groupe de recherches sur les inscriptions amazighes du Maroc" (GRIAM). Quelle est la mission de ce groupe ?
Nous relevions, à l’époque, du Parc national du patrimoine rupestre (PNPR). Mes collègues Lemjidi et Nami et moi-même avions créé le GRIAM en octobre 2001. L’objectif est d’essayer de répondre à la question suivante : quelle est l’origine de l’écriture au Maroc, et plus largement en Afrique du Nord ? Retracer l’aventure de l’écriture amazighe est un horizon de recherche. Au bout de deux années, nous avions préparé l’inventaire qui a servi de base à la publication de l’ouvrage Tirra. Nous comptions continuer ce travail en nous attaquant notamment à la question cruciale du déchiffrement. Nous comptions également travailler sur d’autres thématiques de l’art rupestre, aussi bien d’un point de vue préhistorique que d’un point de vue anthropologique. Au PNPR, les choses ont pris une tournure qui a fini par démoraliser notre équipe. Lemjidi a intégré l’Université de Mohammédia et Nami le tout nouveau Centre national d’inventaire et de documentation du patrimoine de Rabat. Le groupe est donc en veilleuse aujourd’hui, mais j’espère que nous nous remettrons au travail sur l’écriture amazighe dans les années à venir.
Propos recueillis par
A. Yafelman
Messages
1. > "Des inscriptions ont été détruites par une main criminelle à Azib n Ikkis...", 1er novembre 2005, 11:40, par jugurtha
Azul.
Ces voleurs auraient dû voler nos envahisseurs afin de les vendre aux collectionneurs d’êtres supprêmes que de dépayser de si belles pièces.
2. > "Des inscriptions ont été détruites par une main criminelle à Azib n Ikkis...", 20 janvier 2006, 05:19, par Eric Mare
Bonjour, vous serait-il possible de me communiquer l’adresse mail de Ahmed Ouskounti ? Je suis en train de réfléchir à la mise en place d’une campagne de fouille sur des tumulus à Oukaimeden et je souhaiterai entrer en contact avec lui. Merci.
Eric Mare, archéologue à l’Inrap (Institut national de Recherches archéologiques Préventives)
3. "Des inscriptions ont été détruites par une main criminelle à Azib n Ikkis...", 5 novembre 2006, 12:28, par Sylvie Charrier
Bonjour,
Le patrimoine archéologique souffre dans tous les pays du monde et ce, depuis toujours. C’est une grande tristesse et nous sommes tous impuissants devant la quantité de moyens qu’il faudrait mettre en oeuvre pour protéger ce Patrimoine.
Je souhaitais avoir une information :
je pars en fin de mois dans la région de Tazzarine, Aouzik.. (nord de Zagora) avec pour espoir de prendre des photos des gravures rupestres de cette région.
Je souhaiterais donc avoir les coordonnées du gardien du Parc National du Patrimoine rupestre PNPR (email ou adresse à Zagora ou autre ville, car je voyage comme souvent hors "contexte organisé" avec des touristes et j’organise mes déplacements sur place. A Zagora, beaucoup de faux guides ne nous emmène jamais voir ce que l’on souhaite.... et surtout j’aimerais avoir s’il faut des autorisations pour photographier.
Merci d’avance
SC
Agent du Patrimoine Médiathèque en Ile-de-France