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Tiqsid’in
ou l’art de puiser dans les anecdotes quotidiennes
lundi 3 janvier 2005, par
Sorti aux éditions Ifri, le nouvel album de Si Moh contient huit chansons toutes aussi belles à écouter en dépit de leur diversité à la fois dans les thèmes et dans les rythmes.
A écouter les chansons, on dirait que Si Moh a bien saisi les ‘reproches’ qui lui ont été faits ces derniers temps quant à la monotonie rythmique de ses chansons. Car, cette fois-ci non seulement les rythmes sont divers mais les styles musicaux sont totalement différents : on retrouve du malouf, du jazz, de l’oriental, etc. Les détracteurs de Si Moh sont bien servis, c’est le moins que l’on puisse dire.
Le titre attribué à l’album semble corroborer le dessein de Si Moh de puiser des fragments des discours quotidiens dans la société kabyle. La polysémie du terme Tiqsid’in est d’autant plus large qu’il recouvre tous ces récits individuels ou collectifs, humains ou animaliers, anciens ou récents, sérieux ou insolites. Derrière tous ces récits se trouve un narrateur parfois sympathisant, parfois ironique ou encore lointain.
A win iεebbden est une chanson qui traite d’un thème de prédilection chez Si Moh : la place de l’homme dans l’univers.
Inuda-d akk igenni
εeddan ach’al d sslat’en
Wi ih’ekmen lber irkelli
I iεeddan deg yimusnawen
H’edd ur yeqd’iε tamusni
Wi ileh’qen abrid s wallen
Wi ileh’qen abrid s tikli
Dans ce prélude, Si Moh annonce la couleur : l’homme a beau courir, il y a des limites qu’il ne peut dépasser. Existe-t-il un oiseau, aussi mythique soit-il, qui ait pu survoler tous les cieux ? Ou encore un sultan, aussi puissant qu’il soit, qui ait pu gouverner le monde entier ? L’histoire est là pour nous rappeler que les plus grands empires ont fini par connaître le déclin.
Le contexte politique favorise à plus d’un titre les interrogations telles qu’elles sont formulées dans le texte de Si Moh. Le monde n’a pas cessé, en effet, de voir l’émergence de personnages qui font l’actualité, malheureusement non par des actes de bravoure mais par des actes guerriers. Les exemples ne manquent pas.
At’aksi ou le rêve éveillé
Nous le disions dans l’un de nos précédents articles sur Si Moh, ce dernier s’éloigne chaque jour un peu plus de la thématique de l’amour. Comme pour nous démentir, il nous gratifie d’un très beau texte : At’aksi. Le taxi ? Non, ce n’est pas celui qui emporte la bien-aimée dans la poésie d’Aït Menguellet et provoque rupture et éloignement. Chez Si Moh, le taxi offre au personnage, il ne s’agit pas nécessairement de Si Moh, la possibilité, durant un petit somme, de rêver du retour de l’être aimé. Sur une musique qui rappelle celle d’Abdelkader Meksa, le taxi nous emporte dans une balade poétique sous la conduite du personnage de Si Moh. Le taxi permet ainsi de sortir de l’ordinaire, d’évoquer, dans le rêve même diurne, les souvenirs, les moments partagés qui occupent, désormais, une place refoulée.
Nnudmeγ tt’seγ
Tiki-s tezzuzzun-iyi
Ger wansi i d-qelεeγ
γer wanda ruh’eγ
Deg webrid tit’-iw tuker-iyi
Mi tt’seγ i d-tusa
Deg yid’es i yi-d-tufa
Ahya mer ted’ri d ss’eh’
Walaγ-n ss’ifa
Urgaγ nemyufa
Tuflaw-d s wudem yefreh’
Le temps que va durer le rêve diurne, le poète nous fait vivre des moments d’intense bonheur. Nous retrouvons des expressions qui nous font sortir du jargon quotidien, qui ne ressemble à rien, pour retrouver une langue raffinée et douce. « tuker-iyi tit’-iw », « tuflaw-d », « ufiγ iman-iw, kem s idisan-iw » sont, pour ne citer que celles-ci, des expressions qui nous renvoient au cœur même de la langue kabyle. Le taxi est tel un prétexte servant à découvrir les rêves enfouis et, partant, la langue enfouie. Nous considérons que lorsqu’on refoule quelque chose, on refoule du même coup la langue qui sert à l’exprimer. Le rêve permet ainsi de déterrer une langue poétique. Dans un de ses ouvrages, Délire et rêve dans la Gradiva de Jensen, [1] Freud établit un rapport très solide entre la création littéraire et le rêve éveillé (diurne). Le refoulé, suggère t-il, revient sous forme d’actes créatifs, de rêves, alors même que le sujet est en état de veille. Il serait très exagéré de faire directement le lien entre ce que dit Freud et le texte de Si Moh. Nous n’avons pas les compétences qui nous autorisent à le dire. Mais, une chose est certaine : la création artistique, verbale ou picturale, revêt un caractère universel. Ce sont les parcours qui sont singuliers.
Le personnage nous prend la main et nous entraîne dans une histoire qui lui rend le sourire et lui fait revoir la beauté de ce qui l’entoure :
Ifreh’i lferh’-iw
γas ach’al d abrid yettwet »
(...)
« Yuγal lemnam-iw
Iqbel awal-iw
Yerra tamurt d ljennet
Ufiγ iman-iw
Kem s idisan-iw
Ulac i ssakdeγ yecmet
L’inconvénient du rêve, c’est d’être éphémère. Le personnage est rappelé à la triste réalité lorsque le chauffeur de taxi lui annonce la fin du voyage. Le rêve équivaut donc à un voyage. Et comme tout voyage a une fin, le personnage réalise la fragilité de son rêve suspendu à la seule volonté du chauffeur de taxi :
Yerz’a lemnam-iw
Mi d-yenna unehhar’ r rset (...)
Dans le texte Uccen, Si Moh convoque le bestiaire connu dans la littérature kabyle traditionnelle pour alimenter son quotidien. Le souvenir des récits animaliers est ici évoqué sur un rythme chaoui. On voit défiler l’histoire du hérisson, du porc-épic, de la perdrix et d’autres animaux. Celle qui reste énigmatique est l’histoire du chacal. Une première explication est que ce dernier n’a pas une seule mais plusieurs histoires. On le retrouve, en effet, au centre de tous les récits animaliers. Le chacal reste le personnage le plus problématique. Son attitude est ambivalente. C’est sans doute cela qui a inspiré à Tassadit Yacine la rédaction de l’ouvrage Chacal ou la ruse des dominés [2], ouvrage dans lequel elle établit un lien très étroit entre l’attitude du Chacal et celle des intellectuels algériens contraints par la situation du pays à adopter des comportements oscillant entre ruse et naïveté, entre lâcheté et courage.
Est-ce cela le propos de Si Moh en ayant recours à la fable du Chacal ? La question reste posée.
taqsit’-ik h’edd wer tt-ih’s’i
wissen amek ad ak-teffeγ
A yuccen yukren tixsi »
La cité ou l’urbanité en crise
C’est le rythme jazz qui a habillé le texte La Cité. La ‘tristesse’ du genre est utilisée ici pour véhiculer l’état similaire du personnage. Si Moh déplace sa poésie dans un cadre urbain et se voit contraint d’utiliser un lexique qui rende le climat de morosité dont souffrent les gens habitant les cités. La problématique de la cité est d’actualité puisqu’elle pose les véritables questions sur un espace qui confine plus qu’il n’émancipe. A travers le texte La cité, on voit apparaître chez Si Moh un vocabulaire qui est nouveau dans la littérature kabyle : ‘la cité’, ‘l’université’, ‘l’arrêt it’aksiyen’, ‘la cage B’, ‘titi-titi’, ‘lkar’, ‘akamyun’, ‘at’aksi’, ‘lbatima’. C’est que l’espace littéraire épouse nécessairement les changements qui surviennent dans la société kabyle. Le vocabulaire traditionnel ne peut pas à lui seul rendre la réalité sociale. Il s’agit bel et bien de la réalité sociale dans ce texte de Si Moh. Le trio « la cité - l’arrêt des taxis - l’université » souligne la crise de l’espace urbain. Tout le monde le sait : il n’y a pas de politique d’urbanisme en Kabylie. L’université de Oued-Aïssi, pour ne citer qu’un exemple, était un asile pour personnes âgées. Elle est devenue, quelques années plus tard, un "asile" pour les étudiants. Je vous laisse deviner la suite.
Dans le tumulte, le sujet (celui qui s’énonce en je) exprime le désarroi des citadins. La cité est un espace qui étouffe, qui génère des malaises :
La cage B la tessewh’ac
Sskali ikemmel-as tt’lam
Llamba rz’an-tt-id warrac”
L’expression “d’acu ara γ-yessalin s axxam” traduit le malaise du sujet dans un espace où même emprunter l’escalier est devenu une corvée. C’est ainsi qu’il arrive à regretter les temps où il habitait dans un espace rural tranquille, plus serein, désigné par ‘axxam aqdim’ :
Ay nesεedda di cctawi
S lkanun i nesseh’ma
La aman la trisiti
Wala akka di lbatima
La sderduzen yakk fell-i
A wi yufan cwit’ n lehna
Tuγal ‘zizet tnafa
Nuγal neggan s ddwawi”
Le texte de Si Moh rappelle, si besoin est, l’échec de la politique qui a encouragé l’exode rural au lendemain de l’indépendance. Une politique qui nous a enlevé le réflexe paysan mais qui a oublié de nous apprendre quelque chose d’autre à la place.
Aγbub d Sselt’an nous replonge dans l’atmosphère ambiante des contes merveilleux kabyles. Si Moh n’a oublié aucun détail quant à la cérémonie du conte. Le texte commence par citer les vertus esthétiques, voire thérapeutiques des contes :
Neqqim a nsel i teqsit’
A nargu s imeslayen
A nessenqes γef wul cwit’
Akken a nettu lhemm cwit’
Nsuma-d wid yettad’s’an
Neqqim a nsel i teqsit’
N weγbub akk d sselt’an
Le conte présente l’avantage de sortir de l’ordinaire et de rêver grâce à la langue du conte. Le conteur, appelé ah’ekkay, commence son récit par des formules servant à placer le récit dans une ère lointaine. Macahu Tellemcahu établit, en effet, une limite entre le monde réel auquel appartiennent le conteur et ses auditeurs et le monde irréel auquel appartiennent les personnages fictifs du conte merveilleux.
Le conteur relate l’histoire d’un roi dont la femme exige, et l’on sait combien les reines sont exigeantes, les plumes de tous les oiseaux de la contrée. Pour répondre à sa demande, le roi mobilise tout le royaume qui part à la recherche de l’objet convoité.
Lewzir yerna-d lεeskar
Laεsaker d lewzir kkren
Iεerqab bdan tikli
S kra tt’ir i d-mlalen
Yedda yebγa neγ ur yebγi
D aγbub kan i d-yeqqimen
Mazal t-tt’ifen
Nudan lqaε d igenni
Nous sommes au point où seule la bécasse reste à capturer. Mais, la suite nous ne la saurons pas puisqu’à ce moment précis se produit l’inattendu :
γer wanda akken tessed’s’ay
Yas-d lεebd yecba iment’ed’
Yekkes-as awal i uh’ekkay
Ur ih’ar deg widen i isellan
Awal-is ur das-icuh’
Igzem-as imeslayen
Yesseγres’-as lxid’ iruh’
Nous en voudrons toujours à cet intrus qui a interrompu le conteur et qui nous a privé de la suite de l’histoire, une histoire grâce à laquelle nous aurions pu à l’instar du narrateur (pas le conteur) apaiser nos cœurs et oublier nos soucis quotidiens.
Dans la chanson S’os’o, Si Moh emprunte les procédés de la berceuse qu’il utilise à des fins ironiques. D’ordinaire destiné aux enfants, dans cette berceuse le message est adressé aux adultes. On retrouve tous les éléments du genre dit azuzen en kabyle. Mais, certaines choses méritent, ici, d’être notées. D’habitude, le genre azuzen est exclusivement féminin. Ce sont les femmes qui s’occupent d’élever les enfants et donc de leur inculquer les éléments fondamentaux de la langue. Apprendre aux enfants à se familiariser aux éléments phoniques de la langue constitue l’étape première. Pourquoi Si Moh a-t-il repris un genre féminin ? Est-ce pour le démocratiser ? Peut-être.
Ce qui est certain, c’est que le texte témoigne d’une connaissance parfaite du genre : les sonorités créent un jeu esthétique formidable. L’introduction de nouveaux termes enfantins empruntés à d’autres langues tels pipi, papa, dodo, loin de perturber le texte, l’embellit davantage. C’est dire que la langue des enfants s’accommode très bien aux emprunts.
Là où le texte semble verser dans l’ironie, c’est lorsque le langage inculqué sort de la limite de ce qu’on doit apprendre aux enfants et transgresse, ainsi, les lois du genre littéraire en question :
Ad iqewwi ad yennerni
Ad yecbu lweh’c n baba-s
Fuh’ mummu yes’a xixxi
S’os’o a s-iεell diddi
Ad yimγur’ a s-yekkes ayla-s
Ce fragment explique à l’enfant la conduite à tenir quand il sera grand. Les termes utilisés d’ordinaire, et qui sont sensés faire prendre conscience aux enfants que le monde recèle des gens bons et des gens méchants, sont remplacés, ici, par d’autres termes, c’est-à-dire d’autres valeurs. La force est l’une des ‘valeurs’ désormais prisées.
L’ironie réside dans le fait que Si Moh utilise un discours puisé du quotidien mais il ne se l’approprie pas. En d’autres termes, il utilise un discours auquel il n’adhère pas lui-même.
Dans le texte ibawen-iw, le narrateur se met dans la peau d’un homme politique qui essaie de vendre son image. Pour ce faire, il réactualise l’expression tant connue dans la société kabyle, « d ibawen-iw i ittewwan », pour l’utiliser comme une procédure marchande. On le retrouve ainsi au marché essayant de vendre sa marchandise. Il suit un certain nombre de règles :
Ssuq yeεmer’ d lγaci
A sen-znuzuγ ibawen
Anda yettnuzu kulci
Ad ttberrih’eγ ad awen-wwen
Beddlet imensi ass-agi
Akken ad d-jemεeγ medden
Ad d-zzin d agraw fell-I
Cette strophe contient toutes les astuces permettant de vite vendre la marchandise : hausser la voix pour attirer les clients, vanter sa marchandise. Pour vendre, notre marchand mobilise un arsenal d’expressions toutes faites : ibawen-inu d ibawen γas kul wa d ibawen i yewwi
Tiwwit-nsen d asefsi
On ne peut trouver mieux pour faire mouche : ses fèves sont de vraies fèves, ce qui sous-entend que celles des autres étalages ne sont pas de bonne qualité. La première règle est de discréditer le produit des autres. Ensuite, ses fèves ont un goût sucré. Elles sont donc bonnes à consommer. Le meilleur de tout, c’est qu’elles fondent vite, donc de qualité très recherchée.
Vous me direz où est l’homme politique dans tout cela. Ne voyez-vous pas de lien ? L’homme politique n’utilise t-il pas les mêmes procédés à savoir : discréditer les adversaires, dire le plus grand bien de lui-même ? La différence entre les deux, c’est que l’un vend une marchandise et l’autre vend discours. Des discours que, souvent, nous payons trop cher.
A neddepani ou la mentalité du laisser-aller
Le rôle d’un poète dans la société, ce n’est pas, permettez-moi l’expression, de nous caresser dans le sens du poil mais de souligner nos lacunes et nos limites. C’est ce rôle que l’on peut attribuer à Si Moh dans le texte a neddepani. Sur le sillage du poète Aït Menguellet, Si Moh s’attaque à nos maux. L’un des maux qui rongent notre société est le laisser aller généré par la crise multidimensionnelle que vit notre pays depuis des années.
A s-nr’uh’ tirni tirni
Awi-d tayerza ad teddu
Lxedma ad tennerni
Yenna-yas H’med i H’emmu
D ‘à peu près’ nuγ tannumi
Awi-d kan ad aγ-telh’u
‘Pourvuk’ a γ-teddipani
Le passage ci-dessus articule un dialogue entre deux personnes : l’une suggère à l’autre de retourner à la terre et de la travailler convenablement. Les expressions utilisées le suggèrent : a s-nruh’ tirni tirni, lxedma ad tennerni dénotent une volonté de précision, de faire les choses dans les normes. Ce discours contraste avec celui de l’interlocuteur qui, lui, préfère le ‘travail à la va-vite’ suggéré par les vers :
Awi-d kan ad aγ-telh’u
‘Pourvuk’ a γ-teddepani’
L’expression ‘à peu près’, empruntée au français, traduit l’approximation, l’inexactitude. De même pour l’expression, pourvuk a γ-teddepani’, qui a l’air de retrouver sa véritable place en kabyle. Adapté au kabyle, le terme ‘adipani’ remplit trop bien sa fonction, celle de traduire un laisser-aller qui fait partie, désormais, de nos mœurs. Si Moh mobilise des exemples typiques afin de pointer du doigt ce laisser aller : la chèvre remplace le bœuf de labour ; Taqlat’ remplace très facilement tazibba et bien d’autres incompatibilités.
Ces incompatibilités, la société les a érigées en nouvelles normes qui régissent désormais tous les domaines de la vie sociale. Chacun se complait à dire :
Rr’uh’ n Sidi R’ebbi »
Nous avons découvert et aimé Si Moh à travers la thématique de l’amour. Album après album, il exploite d’autres thématiques qui sont aussi importantes que celle du départ. Peut-être nous manque t-il des chansons qui nous font vibrer comme Urgaγ temmuted’. Les nouvelles chansons ont, elles, une toute autre fonction, celle d’aiguiser notre sens critique. Nous avons, de ce fait, tout à gagner en écoutant Si Moh.
Amar AMEZIANE
Si Moh, Tiqs’id’in, Ifri Music, Bougie, septembre 2004
[1] Freud, Délire et rêve dans la Gradiva de Jensen.
[2] Yacine, T. Chacal ou la ruse des dominée, La découverte, Paris, 2001
Messages
1. > Tiqsid’in, 25 janvier 2005, 07:43, par hocine
Azul. J’ai eu du mal à comprendre en voyant le titre qu’il s’agissait d’un article sur Si Moh. Pourquoi pas ajouter une mention "à propos du nouvel album de Si Moh’ ? merci
2. > Tiqsid’in, 21 mars 2006, 15:08, par hamid
azul fellawen je pense que si moh parmi les plus grands chanteurs kabyle par ca poesie