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Place et enseignement des langues berbères : la France doit-elle faire plaisir à un pays étranger ?

Entretien avec Gilles Delouche, Professeur de thaï, ancien Président de l’INALCO (2001-2005)

mardi 7 mars 2006, par Masin

Dans cet entretien avec Gilles Delouche, Professeur de thaï à l’Inalco, ancien président de ce prestigieux Institut (2001-2005), nous lui avons demandé de nous parler de la place de l’enseignement de tamazight à l’Inalco, de la convention liant l’Inalco et le Ministère de l’éducation nationale pour l’élaboration des sujets des épreuves des langues dites "rares" à l’examen du baccalauréat ainsi que la correction des copies. C’était également l’occasion de revenir sur un épisode qui avait marqué l’actualité berbère en France en 2005 à savoir le conflit qui avait opposé l’Inalco et le Ministère de l’éducation nationale à propos de l’épreuve de berbère au baccalauréat.

Enfin, il nous livre sa pensée quant à l’avenir de l’enseignement du berbère en France.





Entretien avec Gilles Delouche,
Professeur de thaï,
ancien Président de l’INALCO (2001-2005)


Monsieur Delouche, comment êtes-vous arrivés à diriger le plus grand institut d’enseignement de langues au monde ?

La question est sympa ! En fait, vous savez j’ai d’abord été vice-président du Conseil scientifique une première fois, puis une deuxième, juste avant Salem Chaker et, dans le même temps, vous savez également que j’ai créé puis dirigé le Service commun de la formation continue. En fait, pourquoi en suis-je arrivé à me dire : "Tiens, peut-être qu’il faudrait que je m’y mette pour la direction de l’Institut" ? C’est tout simplement, d’une certaine manière, qu’après toutes ces années passées auprès de la direction de la maison, je me suis dit que l’expérience que j’avais acquise pourrait peut-être être utile. Dans le même temps, je me disais qu’il y avait au moins deux choses très importantes sur lesquelles il conviendrait de travailler et de travailler sérieusement : c’était d’une part l’idée de la re-localisation à Tolbiac et, d’autre part, la préparation des réformes concernant le LMD [1]. Je me suis donc dit que compte tenu, d’une part, de l’expérience que j’avais et, d’autre part, du fait que ces chantiers étaient importants, il pourrait être utile de mettre tout cela, dans la mesure du possible, au service de la maison.

Par ailleurs, je tenais beaucoup à ce que l’on privilégie ce qui me semble essentiel pour l’Institut c’est-à-dire les Relations internationales, alors que nous avions eu toujours des problèmes et continuions à en avoir, au niveau du budget. Chaque année, au cours des quatre ans de ma présidence, j’ai demandé au Conseil d’Administration d’augmenter le budget des Relations internationales. De pas beaucoup : de 5 %, mais j’ai aussi obtenu, ans le cadre de notre contrat quadriennal, des financements de notre tutelle à ce niveau-là.

Si vous voulez, je crois qu’il y avait des chantiers qui s’imposaient à nous. Je dois donc être clair, ces chantiers expliquent les raisons pour lesquelles je me suis présenté ; or, ils ne sont pas du tout achevés et sont désormais de la responsabilité de mon successeur, Jacques Legrand. Si nous parlons par exemple du regroupement des Langues O’ sur Tolbiac, il est clair que ça ne sera pas avant 2009. Vous voyez que tout est loin d’être réalisé. Mais je pense, au moins aujourd’hui que, sans être achevé, c’est irréversible. Ce qui est quand même une assez bonne victoire quand on se rappelle que depuis l’année où je me suis inscrit aux Langues O’, c’est-à-dire en 1969, le projet Tolbiac est le septième et qu’il y en a six qui ont disparu dans la nature. Si vous voulez, je considère que ceci est plutôt une bonne chose ; il faut néanmoins rappeler tout le travail - essentiel - fait par Eric Meyer, alors chargé des locaux : il est devenu, depuis, le vice-président statutaire de l’INALCO. Le deuxième, chantier, c’était le passage au LMD ; j’espère que nous y arriverons ; de toute façon il faut que nous y arrivions et j’espère que nous parviendrons à quelque chose de satisfaisant. Enfin, pour les Relations internationales, je suis certain que nous avons réussi ; nous avons réussi à avoir des financements, nous avons réussi à obtenir des bourses pour des étudiants, venant de la Région, venant de la Ville de Paris,... Là, au niveau des Relations internationales, je dirais que c’est la chose la plus achevée aujourd’hui. Il y a d’autres choses qu sont en route.


Mais l’INALCO pour vous, c’est aussi l’enseignement d’une langue. Pouvez-vous nous dire un mot sur la langue que vous enseignez ?

J’enseigne le thaï. Vous savez que le thaï est enseigné aux Langues O’  [2] depuis 1874 et qu’il y a une chaire de thaï depuis 1899. J’en suis le cinquième titulaire. J’espère qu’il y en aura beaucoup d’autres. Ce que je peux dire, c’est que, lorsque je suis arrivé, il n’y avait qu’un DULCO de thaï (ce qui correspondant à un DEUG dans les universités) et qu’aujourd’hui, il y a un DULCO, une licence, une maîtrise et bien sûr un Doctorat. Il y a depuis que je suis professeur quinze étudiants qui ont soutenu leurs doctorats et, d’une certaine manière là où je ne suis pas mécontent c’est que 60 % des étudiants qui ont soutenu leurs doctorats en thaï avec moi n’étaient pas d’origine thaïlandaise. Il n’y a pas que des Français bien entendu, il y avait des métis laotiens, des métis thaïlandais, une Espagnole,... Là aussi, ce dont je suis très content, c’est que pendant les 19 dernières années, depuis que j’ai été nommé professeur à l’INALCO, il y a eu plus de diplômés en thaï qu’il y’en a jamais eu entre 1874 et 1987.


Il s’agit là d’un tsunami !

Non, ce n’est pas un tsunami ; c’est une vaguelette !
Par exemple, pour vous donner une idée de la chose : l’an passé, il y a eu 18 étudiants qui ont obtenu le DULCO ; l’année où moi j’étais en DULCO, j’étais le seul. Vous voyez ! Et puis il faut se dire que je me suis battu pendant ces 18 années : quand je suis arrivé, il n’y avait qu’un professeur et un assistant et aujourd’hui il y a un professeur, deux maîtres de conférences et un maître de langue : ça aide beaucoup pour les résultats dont je vous parlais à l’instant.

Pour le reste, si vous parlez en général pour l’Institut, ce n’est pas propre à ce que, moi, j’ai pu faire en tant que président ; je parle en général. Parce que mes prédécesseurs ont fait la même chose. Et je crois que mon successeur, que mes successeurs feront la même chose. Mais l’intérêt extraordinaire qu’ont les Langues O’, c’est que nous ne fermons jamais d’enseignements des langues : on continue à enseigner les langues même s’il y a deux étudiants ou trois étudiants en première année. Pour une raison simple ; je reviens à ma langue. Il y a trente cinq ans, j’étais le seul à terminer un DULCO [3], aujourd’hui vous voyez le nombre. On ne sait jamais ce qui va arriver à une langue. Un exemple qui est proche du thaï est le birman. C’est vrai que la Birmanie est une dictature insupportable, ceci depuis plus de dix ans. La Birmanie n’est pas un pays attractif à quelque niveau que ce soit. Il n’empêche qu’un jour ou l’autre la dictature va tomber. Un jour ou l’autre, la Birmanie va redevenir un pays "normal" et, à ce moment-là, nous aurons évidemment besoin du birman. Et imaginons qu’on arrête l’enseignement d’une langue comme le birman, qu’est-ce qui se passerait ? Plus d’étudiants, plus de diplômés ! Et le moment venu, quand on aurait besoin de gens qui parlent le birman, il faudrait "construire" des profs avant de "construire" des étudiants. Ceci, c’est la première chose. La deuxième, c’est que nous avons tenté et réussi, durant les quatre années qui viennent de s’écouler, à créer de nouveaux enseignements de langues. On enseigne par exemple le slovaque, on enseigne le cham, on enseigne le môn. Il est vrai que ce sont des initiations, mais toutes les langues de l’INALCO ont commencé par des initiations. Nous venons d’ouvrir des enseignements de maltais. Un jour ou l’autre, ces langues qui sont au niveau de l’initiation vont arriver au niveau DULCO et - qui sait ? - dans 10 ans, 15 ans, 20 ans, elles pourraient parvenir au niveau Licence, Master, etc.
Je crois que c’est cela qui est important : la vision des Langues O’, c’est que contrairement à bon nombre d’institutions universitaires européennes et extra-européennes, nos enseignements ne sont pas là pour faire de l’argent. Ils sont là pour garder les choses et pour que ces choses que nous gardons et développons, le moment venu, puissent être utiles.


Que représente l’enseignement du berbère au sein de cette institution que vous avez eu à diriger à partir de 2001 ?

Il faut d’abord prendre les choses telles qu’elles sont. Les langues berbères ne sont qu’une partie des 93 langues que nous enseignons. Donc, voyons tout cela calmement : elles ne sont pas plus, pas moins, que les autres langues.

Maintenant, il faut prendre en considération le fait que les Langues O’, par rapport aux langues berbères ont toujours joué un rôle essentiel. Il faut se rappeler que les Langues O’ est la première institution à avoir reconnu que le berbère, les langues berbères, étaient des langues à part entière et non pas une espèce de dialecte comme a semblé le dire, dans un entretien, le Président de la République. Je dirais plutôt que les langues berbères doivent beaucoup plus aux Langues O’ que les Langues O’ doivent aux langues berbères : ceci est la première chose. La deuxième chose c’est que, bien entendu, comme d’autres langues que nous enseignons, les langues berbères ont ceci de particulier que ce sont des "langues de France" et je crois qu’il ne faut jamais oublier ce côté-là. Ce que je veux dire, c’est que les langues berbères, par rapport au birman ou au thaï dont nous parlions tout à l’heure, sont quand même des langues différentes en ce sens qu’elles sont parlées certes en Algérie, au Maroc, etc. mais qu’elles sont aussi parlées ici et que ce sont des langues de France. Et c’est là où les langues berbères ont un rôle ou une place particulière, c’est à ce niveau là. Nous avons bien entendu la responsabilité d’enseigner ces langues, ce que nous faisons. Mais surtout nous enseignons des langues de France. Les gens oublient fort souvent que après tout l’immigration d’origine maghrébine est essentiellement d’origine berbère. Mon épicier, que mon concierge appelle l’Arabe du coin n’est pas un Arabe : c’est un Berbère. Les Berbères sont là et vraiment présents. C’est ce qui montre, me semble-t-il, l’importance de l’enseignement des langues berbères : c’est tout simplement parce qu’il ne s’agit pas uniquement d’une langue que j’appellerai "étrangère" mais il s’agit aussi d’une langue de France. Et c’est là où la place des langues berbères (comme d’autres : le cambodgien ou le bambara, c’est la même chose...) ont un poids différent ou un poids supplémentaire. Ce n’est pas seulement une langue étrangère, c’est une langue aussi une langue d’ici.


Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez négocié avec la DESCO une Convention pour l’élaboration des sujets et la correction des copies des épreuves facultatives écrites de langues dites rares à l’examen du baccalauréat général et technologique ?

C’est depuis 1995 que, pour les langues facultatives au Bac - il y en a encore vingt sept - la DESCO [4] passe une convention avec l’INALCO tous les ans pour la préparation des sujets et pour la correction des épreuves. Ce qui veut dire que le chleuh, le rifain et le kabyle font partie de ces langues dites facultatives au Bac. Au départ, il n’y avait pas de différence de traitement entre le cambodgien, le bambara ou le kabyle : c’étaient des langues dites "rares" qui ne sont pas enseignées dans le secondaire mais que les élèves peuvent choisir au Bac. La convention est une convention globale et on ne faisait pas de différence, encore une fois, entre le laotien ou le rifain : c’était la même chose pour nous. Là où les choses se sont gâtées, c’est lorsque le gouvernement français a commencé à jouer un jeu qui ne nous a pas semblé honnête. Ce jeu "malhonnête" a été le suivant : vous savez que les sujets dans les langues berbères sont sur le site de l’INALCO. Nous nous disions, et c’est particulièrement, d’ailleurs, ce que pensait et pense encore Salem Chaker - c’est valable pour toutes les langues mais particulièrement les langues berbères - que lorsque les élèves arrivent au Bac en ayant choisi une de ces langues, parlent sans doute de manière correcte mais qu’ils ne savent pas l’écrire ; ils n’ont donc aucune théorisation de leur langue. Ce serait donc une très bonne chose que de pouvoir préparer, ne serait-ce qu’un petit peu, les élèves de façon que, lorsqu’ils arrivent aux épreuves du baccalauréat pour écrire du kabyle, ils sachent comment cette langue s’écrit : un minimum ! Salem Chaker, avec mon accord d’ailleurs, avait proposé la possibilité d’un enseignement, facultatif peut-être au début ; nous avions prévu que ces enseignements aient lieu le mercredi après-midi dans un lycée parisien au moins : nous pensions organiser ces cours au Lycée Lavoisier, comme vous le savez. Mais moi, il m’était arrivé au mois d’octobre précédent d’aller à Marseille, pour d’autres raisons, mais j’y avais aussi parlé de ce projet. Tant la région PACA [5] que la Ville de Marseille étaient intéressées par une préparation des candidats au baccalauréats, pas véritablement des enseignements, mais une préparation.
Il s’est avéré qu’il semblait y avoir un écho favorable du côté du Ministère. Nous en avons parlé, Salem Chaker et moi, mais je lui ai dit qu’il ne fallait pas, de mon point de vue, mélanger les genres : il est professeur des Universités et les professeurs des Universités n’ont pas, en tant que tels, à s’investir dans l’enseignement secondaire. J’ai adressé un courrier au Ministre lui demandant de nommer Salem Chaker inspecteur de berbère de façon à ce qu’il puisse superviser de tels enseignements. Je n’ai pas eu de réponse. Entre temps et ce n’est un secret pour personne, le Président de la République est allé en visite officielle en Algérie et, à son retour, c’est-à-dire en juin 2004, Monsieur Hocine Sadi a été nommé chargé de mission pour le "berbère" et nous avons été informés par un courrier de Monsieur Roch-Olivier Maistre, conseiller du Président de la République pour les affaires d’éducation et de culture : dans ce courrier il y avait une phrase admirable disant qu’on avait nommé chargé de mission Monsieur Hocine Sadi parce qu’il était un "locuteur berbère reconnu". Lorsque j’ai parlé avec un des représentants de la DESCO au téléphone à ce sujet, je lui ai tout simplement dit que ma concierge parlait français, qu’elle était donc locutrice française reconnue et on ne lui demandait pas de préparer les sujets du Bac. Nous voyons ce qui est advenu, n’est-ce pas ? Le "locuteur berbère reconnu" - mais, d’abord qu’est-ce que ça veut dire "locuteur berbère" ? Quel berbère parle-t-il ? C’est un Kabyle ? Donc il parle le kabyle ! Il n’a en tous cas fabriqué aucun sujet d’examen puisque les sujets d’examen qui ont été utilisés le 23 mars 2004 sont des sujets de rechange, lesquels avaient été élaborés par Salem Chaker et son équipe il y a quelques années. Et nous avons ensuite appris que la DESCO était à la recherche de correcteurs parce qu’elle n’en avait pas... Et qui allait corriger ? Où ? Comment ? Des membres d’associations peut-être ? De quelles associations ? A quel titre ? Avec quel grade universitaire ? Avec quel niveau de connaissance de langue ? C’était non seulement un fiasco mais, plus encore, un scandale. Comment voulez-vous que, après, ces filles et ces garçons qui aurait passé le Bac en présentant une des langues berbères reconnues et ayant été corrigés par tout le monde, n’importe qui, peut-être même par personne, obtienne un grade qui puisse ressembler à quelque chose ? Je me pose la question de savoir si les influences, vu les relations politiques entre la France et l’Algérie, de toutes façons totalement grevées, totalement mauvaises, ceci tout simplement parce que 40 ans après, les Français n’ont toujours pas réussi à intégrer que l’Algérie est indépendante et, pire, que ceux qui se sont battus pour l’indépendance ont pu devenir ce qu’ils sont devenus : disons des militaires autoritaires, pour ne pas dire autre chose...


Pour la session 2005, vous aviez reconduit la convention pour l’ensemble des langues sauf pour le berbère. Pourquoi ?

Je n’ai pas reconduit la Convention pour le berbère parce que Salem Chaker m’en a parlé, que j’étais de toutes façons totalement d’accord avec lui sur la manière scandaleuse dont le Ministère - il ne s’agit pas là de la DESCO qui n’est qu’une direction - rappelez-vous, je parlais tout à l’heure du conseiller du Président de la République, en fait l’Elysée, les responsabilités se plaçant au plus haut niveau de l’Etat - la manière scandaleuse dont le pouvoir politique méprisait une institution qui, nous l’avons dit tout à l’heure, est celle qui la première a reconnu les langues berbères comme étant des langues depuis près de 100 ans.
Tout simplement, Salem Chaker m’ayant dit que, dans les conditions qui nous étaient de cette manière imposées, nous ne pouvions plus assurer la fabrication des sujets et la correction des épreuves, je me suis trouvé tout à fait d’accord avec lui. J’ai donc prévenu le Ministre, lorsque j’ai signé la Convention pour les autres langues, que nous nous retirions pour les langues berbères et c’est tout !


Si, à ce moment là, la DESCO ou le Ministère vous avaient demandé de corriger les copies ?

Si je vous dis que j’aurais répondu NON, le NON n’engage aujourd’hui que moi. Il est clair que si j’avais encore été le Président, ce Non aurait engagé l’Institut. Si cette question m’avait été posée il y a quelques mois, dans le contexte du moment, j’aurais dit NON et cette réponse aurait engagé l’Institut. Je n’ai aucune raison de m’engager à la place de l’actuel Président bien entendu. Mais je pense qu’il est, qu’il était, tout aussi conscient de tous ces problèmes et que véritablement, il aurait, dans le contexte du moment, répondu lui-même NON. Mais je ne veux pas parler à sa place, bien entendu.


A quelle condition à votre avis l’INALCO aurait-il pu dire OUI ?

Quelle condition ? Ecoutez-moi, je ne suis pas sûr que nous ayons pu parler de conditions à ce moment-là. Nous étions dans une situation où on nous avait sorti d’une poche ou d’un coffre-fort des sujets fabriqués il y a quelques années je suppose et ceci sans nous demander notre avis. Quand je dis "nous" cela veut dire sans demander l’avis de l’Institut et sans demander l’avis de la section d’études berbères. Grosso modo, je n’ose pas dire qu’on nous avait "vole" les sujets mais, en fait, on nous les avait tout de même bien sortis de quelque part...


Mais peut-on dire que ces sujets appartenaient au MEN ?

Oui, on peut effectivement dire que ça leur appartenait. Ecoutez, puisque ça leur appartenait, je pensais que ça leur permettrait de corriger ce qui, justement, leur appartenait !


Justement, suite à votre position et à votre fermeté face au MEN et, notamment suite à la parution de l’article du journal le Monde, il semblerait que vous avez subi des "pressions" diverses...

Si nous parlons de pressions politiques, je pense qu’il faut d’abord parler de la première, qui n’a rien à voir avec l’INALCO. La première pression politique, c’est ce que j’évoquais tout à l’heure. Est-ce que la politique concernant les langues du Maghreb et, plus particulièrement les langues d’Algérie, puisque c’est bien cela qui nous préoccupe - je dirais l’arabe algérien d’une part et le kabyle d’autre part - alors qu’elles sont des langues de Français ; ce ne sont pas uniquement des langues de gens qui habitent dans les Aurès ! Moi, ceux qui m’intéressaient, ceux qui m’intéressaient en tant que Président à l’époque, ce sont les gens qui habitent ici, qui vivent ici, qui sont nés ici. Ils peuvent être d’origine kabyle, d’origine arabe algérienne, ce sont des Français ! Est-ce que la politique concernant ces langues, au moins ces deux là, devrait être faite en concertation, pour ne pas dire autre chose, avec Alger ? Non ! Non ! La politique concernant le bambara, elle ne se fait pas avec le Mali ; la politique concernant le khmer, qui est aussi une langue de France, elle ne se fait pas avec Phnom Penh ! Alors pourquoi est-ce que la politique concernant le kabyle ou l’arabe algérien devrait se faire en concertation, sinon plus, avec Alger ; cela, c’est la première chose. Et cela ce n’est pas une pression politique, c’est de l’ordre de la politique globale de l’éducation des gens qui sont Français d’origine étrangère - et après tout, combien d’entre nous sont d’origine étrangère (- qui n’est pas d’origine étrangère dans ce pays ?).
Maintenant, si nous devons parler de pressions... Les pressions auxquelles j’ai eu droit je dirais pas que c’était des pressions : je l’ai ressenti comme bien pire ! Parce que, lorsque vous subissez des pressions, on vous dit : "Vous devriez faire ceci, vous devriez faire cela, ..." C’est cela, pour moi, une pression. J’ai reçu des courriers, j’ai reçu des coups de téléphone, j’ai reçu des tracts. Essentiellement, je dois dire que ces courriers, ces coups de téléphone, ces tracts attaquaient beaucoup plus, dans un premier temps, Salem Chaker que moi-même. Mais quand on a vu - ce qui me semble tout à fait normal puisque aussi bien Salem Chaker et moi étions tout à fait d’accord sur ce qu’il convenait de faire par rapport à ce problème des langues berbères au Bac -, quand on a vu que je ne voulais pas entendre toutes les horreurs, je dis bien les horreurs, que l’on a déversées sur Salem Chaker (d’ailleurs certaines de ces horreurs ont été mise sur certains sites internet : kabyle.com : vous l’avez lu comme moi, je suppose) : elles étaient, de mon point de vue, de l’ordre de la diffamation. Moi-même, j’ai dû supporter des choses invraisemblables. Il y a un tract qui est d’ailleurs également sur kabyle.com où l’on se permet des jeux de mots douteux sur mon patronyme "Delouche - louche".
Alors en fait je n’en ai rien fait et je n’ai pas répondu. Parce que vous allez me dire que c’est de mauvais goût par rapport aux langues berbères, mais les chiens aboient ! Et que les chiens aboient !
Vous savez, le docteur Tibourtine a remplacé au pied levé et sans avoir déclaré qu’il l’avait remplacé, Monsieur Sadi - le "locuteur berbère reconnu" - à la tête de l’association qui n’est jamais qu’une antenne d’un parti politique algérien, le RCD, qui serait, semble-t-il, très lié au pouvoir algérien... Ce docteur Tibourtine, je crois qu’il a juste signé un courrier qu’on lui a présenté : je ne pense pas qu’il ait pu écrire ça.
Moi, je n’appelle pas tout cela des pressions. J’appelle cela l’expression de la bêtise absolue, l’expression de gens qui, justement, ne sont pas capables de se rendre compte qu’ils ne sont pas des Algériens, de quelque obédience que ce soit, vivant en France, mais des Français. Tant qu’ils continueront à considérer qu’ils sont des Kabyles d’Algérie et qu’ils sont des Algériens d’Algérie et des Arabes musulmans d’Algérie et qu’ils vivent en France, ils passeront complètement à côté de leur identité réelle. La réalité, c’est qu’il s’agit de quelque chose qui est franco-français. Et si ça les gêne qu’il y ait des Français qui parlent kabyle et que ça soit la France qui s’occupe du kabyle en France alors, tant pis pour eux ! Moi je n’appelle pas cela des pressions, j’appelle cela de la "connerie" !


Vous avez parlé de tracts et de lettres, mais il y a eu aussi un coup de téléphone qui a tout de même été particulièrement osé !

Je ne me rappelle plus très bien du nom de la personne.. c’est Ould... Ould quelque chose...


Ce n’est pas Ould Braham peut-être ?

Ould Braham, oui !


Il n’a pas enseigné déjà à l’Inalco ?

J’en sais rien. Je n’ai pas voulu faire de recherches... En fait, ce coup de fil est arrivé naturellement au secrétariat de la Présidence ; j’étais à l’époque Président. On a dit à ma secrétaire qu’il s’agissait du problème des langues berbères au Bac et j’ai donc accepté de parler avec cet interlocuteur qui m’était jusqu’alors inconnu.
J’ai donc pris ce coup de fil - j’ai deux témoins, dont l’actuel Président puisque, lorsque j’ai entendu la manière dont ce Monsieur me parlait, j’ai mis en marche le haut-parleur. Donc l’actuel Président, qui était dans mon bureau avec moi ainsi qu’un de mes anciens professeurs, lequel est aujourd’hui à la retraite peuvent témoigner du tombereau, j’appelle cela un tombereau ! d’injures et de fumier qu’il a jeté sur Salem Chaker. C’était de cet ordre-là. Et j’étais obligé de lui dire "mais Monsieur, je ne vous permets pas de dire ces choses là, d’abord parce que Salem Chaker fait partie de cette institution et par ailleurs ce que fait Salem Chaker, c’est l’institution qui le fait et ce que l’institution fait au niveau des langues berbères c’est Salem Chaker qui le fait". Moi, ce jour là je n’ai pas, moi-même, été insulté ; soyons clairs. Mais et, je vous le répète, j’ai deux témoins, Salem Chaker a été insulté de manière scandaleuse, véritablement scandaleuse. On pourrait se poser d’ailleurs certaines questions concernant ce Monsieur...


Etant dans une République, un Etat de droit, trouvez-vous normal que la Présidence de la République se mêle de la question de l’enseignement du berbère et exerce son influence pour qu’un "locuteur berbère reconnu" soit chargé de cette tâche d’enseignement de la langue.

Là, je dis que vous touchez à un point essentiel du problème que nous évoquons ensemble. Pourquoi ? Parce que, bon, quoiqu’en disent parfois le Canard Enchaîné ou d’autres journaux, c’est vrai que la France n’est pas une République bananière ni couscoussière, pour vous faire plaisir [rires...], mais je crois qu’il y a par delà le problème, en fait pas si important que cela en nombre - essentiel au niveau des principes sans doute - mais pas si important que cela en nombre de cette histoire des langues berbères au Bac. Je crois que ce qui est essentiel, c’est d’essayer, de voir pourquoi nous nous sommes trouvés, à cette époque, dans cette situation.
Pour moi, ce qui est grave ; ce n’est pas un fonctionnement démocratique ou anti-démocratique par rapport à ce problème des langues berbères en France (et, bien entendu, plus particulièrement, du kabyle), c’est une question de mentalité de la classe politique française, qu’elle soit d’ailleurs de droite ou de gauche. La classe politique française n’a toujours pas intégré une chose essentielle : c’est que, de droite ou de gauche, nombre de personnes et parmi des gens qui ont été ministres et peut-être jusqu’à la Présidence de la République, nombre de personnes ont, dès le départ, compris que la guerre d’Algérie était une "connerie" absolue, que c’était ridicule de tenter de se cramponner à une Algérie française qui ne voulait pas ou plus rien dire, que tous ces gens ont appuyé la lutte pour l’indépendance ; ils ont donc appuyé des gens, ces gens qui étaient dans le maquis il y a plus de quarante ans et qui étaient, sans doute, des gens, à l’époque, purs, honnêtes et sérieux. Et ils sont arrivés au pouvoir. Je ne suis pas vraiment un spécialiste de l’Algérie, c’est le moins que je puisse dire, mais enfin nous savons très bien que l’Algérie, depuis la guerre d’indépendance, a d’abord été dans les mains de colonels, devenus depuis, pour certains d’entre eux, des généraux... Or, d’où ces officiers sont-ils sortis ? Ils sont sortis du maquis. Ce sont quand même des gens qui se sont battus pour l’indépendance de leur pays. Donc, au départ, c’étaient des gens que l’on doit reconnaître comme respectables. Seulement, quarante ans après, ils ont un peu changé. Quand Castro a chassé Batista du pouvoir à Cuba, Castro était un héros de la démocratie. Quarante cinq ans plustard,çan’estjamaisqu’unvieux dictateur stalinien invraisemblable. Faisons le parallèle...



Comment voyez-vous l’avenir de l’enseignement de la langue berbère dans le secondaire en France ?

Là-dessus, je pense devoir être très circonspect...
D’une part, il est clair que l’Institut continue à faire ce qu’il fait depuis cent ans : à enseigner et à préparer des gens. Ceci est certain.
Pour l’enseignement du berbère dans le secondaire, il n’y avait pas 36 solutions. Il n’y en avait qu’une. Soit le Ministère (je dis le Ministère et je ne dis pas le Ministre parce qu’il ne s’agit pas de clivages politiques français), celui qui chapeaute tous les enseignements et particulièrement, dans ce qui nous intéresse, à savoir l’enseignement dans le secondaire, prenait conscience du fait qu’il était nécessaire qu’il y ait, dans un premier temps, des enseignements facultatifs pour les élèves du secondaire qui voulaient - disons mieux maîtriser leur langue - et il faisait ce qu’il devait faire, nommer un inspecteur de berbère qui soit quelqu’un de scientifiquement reconnu. Bien entendu, j’avais proposé Salem Chaker, mais d’autres enseignants de l’INALCO étaient et sont également capables d’assurer cette mission si mon collègue avait décidé de ne pas le faire. Mais il fallait bien qu’il y ait quelqu’un qui assume les responsabilités au niveau du secondaire. Et, à partir de là, que cette personne et j’espérais bien entendu que ce serait Salem Chaker, puisse recruter des enseignants de qualité pour préparer les élèves. Par la suite, que pourrait-il advenir ? Est-ce que ces enseignements facultatifs pourront être intégrés, comme certaines autres langues sont intégrées. Pourquoi pas ! Mais il faut être absolument conscient que tout cela viendra, et ne peut venir, que d’une volonté politique et que cette volonté politique n’aura de valeur que le jour où, par rapport à des langues comme les langues berbères et, plus particulièrement par rapport au kabyle, la France, au plus haut niveau de sa direction politique, aura décidé que c’est elle et elle seule qui doit décider de sa politique linguistique pour les langues de France...
Moi l’avenir je le vois comme ça : il convient que les politiques en France comprennent une bonne fois pour toutes que nous n’enseignons pas en France les langues berbères en général, et le kabyle en particulier, pour l’Algérie, pour faire plaisir à l’Algérie ou, pour aller plus loin et de manière plus brutale, en suivant les programmes ou la politique algérienne. Les langues berbères de France et le kabyle en particulier sont des langues françaises et c’est à la France d’en être responsable. Donc l’avenir des langues berbères en France ne devrait pas être perçu en termes de politique éducative, c’est un avenir en terme de politique réelle. Est-ce que ces langues sont des langues de France ou est-ce qu’elles sont des annexes d’Alger ?


Un dernier mot à nos lecteurs.

Je vais me répéter d’une certaine manière. Mais avant cela, je voudrais dire que cette crise qui vous a amené à venir m’interroger est aujourd’hui de l’ordre du passé : une convention vient d’être signée entre la DESCO et l’INALCO, convention qui donne à notre institut les responsabilités qui lui avaient été proposées, puis retirées il y a dix-huit mois. L’enseignement et la préparation des candidats au baccalauréat sont donc désormais nôtres.
Je crois que ce qui est important, c’est que les gens qui habitent en France, qui viennent sur Tamazgha.fr et qui réagissent, prennent une bonne fois pour toutes conscience du fait qu’ils ne sont plus ou pas originaires d’Algérie ou d’ailleurs. Qu’ils comprennent qu’ils sont Français, qu’ils comprennent qu’ils ont la chance - car c’est une chance - d’avoir deux langues. Bien sûr qu’il y a une langue qui est d’une certaine manière privilégiée. La langue qui est privilégiée est bien entendu la langue de leur éducation : votre grand-père ou votre père a beau être né en Algérie, vous êtes né à Paris, en France, vous allez à l’école maternelle, à l’école primaire, au collège, au lycée, à l’université ; la langue de votre éducation est bien entendu le français et c’est à travers le français que vous allez faire votre vie en France et vous ne pouvez pas faire autrement. Mais dans le même temps, il ne faut pas oublier la chance extraordinaire qu’on a de pouvoir vivre de manière intelligente entre deux langues et entre deux cultures. Donc la langue et la culture qu’on peut appeler d’origine ou des parents, appelons-la comme on veut, il ne faut pas la jeter, il faut au contraire également l’enrichir, également s’y accrocher. Et c’est pour cela que l’espoir qu’on peut avoir à travers des enseignements, même facultatifs dans un premier temps et puis, peut-être, par la suite, plus institutionnalisés dans le secondaire, des langues berbères, serait une bonne chose. Je pense qu’il n’y a rien de plus extraordinaire que d’être capable naturellement de maîtriser deux langues et deux cultures : c’est une chance pour chacune des filles et chacun des garçons qui sont dans cette situation, mais c’est plus que cela ; c’est une chance pour ce qu’est la France parce qu’on a besoin de gens qui soient sur deux cultures, sur trois cultures. On a besoin de ça et je crois même qu’on peu aller beaucoup plus loin en disant que la maîtrise de la langue et de la culture du pays dont on est ressortissant, dont on est national - en l’occurrence la France - mais maîtriser et connaître de manière au moins satisfaisante sa langue et sa culture d’origine, même s’il s’agit de l’origine de votre grand-père ou de votre arrière grand-père. N’oubliez pas qu’après tout, si vous allez en Nouvelle Calédonie, il y a des Kabyles qui y sont installés depuis plus de cent ans.
Ceci est important également parce que justement - et là j’élargis peut-être un peu - c’est le seul moyen d’éviter le communautarisme. Moi j’ai peur, j’ai peur systématiquement des communautarismes ethniques ou religieux. Et je crois qu’une vraie connaissance de la langue et du pays dans lequel on vit et dont on est citoyen et qu’en même temps être conscient qu’on a une richesse autre, c’est le meilleur moyen de ne pas s’enfermer dans des espèces de clubs kabyles, clubs yiddish, et autres ... vous voyez ce que je veux dire.


Merci Monsieur Delouche !


Propos recueillis par
Masin FERKAL et Saïd CHEMAKH.


[1Licence - Master - Doctorat

[2"Langues Orientales", aujourd’hui "Inalco"

[3Diplôme universitaire des langues et civilisations orientales

[4Direction de l’enseignement scolaire

[5Province Alpes Côte d’Azur

Messages

  • Nous savons que vous êtes des serviteurs zélés de Salem Chaker. mais de là à attaquer un homme de la carrure de Hend sadi, vous êtes mal placé parcequ’il a fait ses preuves sur le terrain. Ce n’est pas parce que’il et le frère de docteur Sadi mais à cause de son travail à côté de mohya, Mammeri, galand, et beaucoup d’autres grands. Quand à ce Weld-Brahim, il farait mieux de ne pas insulter ses étudiants qui lui ont bien rendu la monnaie à sa pièce : enfin d’année, aucun étudiant ne veut aller à son cours. Chaker aura pu ne pas s’encombrer d’un type pareil. Sinon c’est dommage de ploémique entre kabyles.
    Azul fella-wen