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Kabylie

La Kabylie : sur les décombres des Printemps

Première partie

mercredi 20 décembre 2006, par Masin

Première partie.


La Kabylie : sur les décombres des Printemps



Depuis 2004, dans mon exil au Canada, je n’ai eu de nouvelles de la Kabylie que par le prisme de la presse algérienne francophone sur Internet, à laquelle font largement écho les sites kabyles.
Aux reportages alarmistes succèdent les chroniques noires, sous des plumes souvent anonymes : hausse vertigineuse du banditisme et du taux de suicide, alcoolisme, invasion islamiste, islamisation rampante... La Kabylie fait peur !


Plumes assassines, ai-je toujours pensé, me méfiant d’une presse algérienne à l’éthique professionnelle approximative.

A l’été 2006, je fais un voyage en Kabylie, avec pour objectif de constater par moi-même la situation qui y prévaut. Et un désir fou de voir démentis les mécènes politiques aux agitations cycliques, prévisibles pour qui sait décoder une presse algérienne pas toujours libre.

En effet, je ne pouvais croire que les choses aient empiré en si peu de temps...

Or, en si peu de temps, beaucoup de choses ont changé. Notamment sur le plan politique.

Les effets de la politique de réconciliation nationale et le désenchantement immense qui a suivi cette révolution manquée qu’est le Printemps noir sont tout simplement désastreux. [1]

Jamais vide politique n’a autant résonné dans les montagnes kabyles.

Les forces politiques démocratiques traditionnellement implantées dans la région relèvent d’un lointain souvenir brumeux. Les luttes intestines les minent, comme à chaque fois que la route vers les strapontins s’avère ardue. [2]

Le Mouvement citoyen est aujourd’hui "vomis" par la mémoire collective qui n’en demandait pas tant pour désespérer de la politique. De structure prédestinée à un rôle révolutionnaire, le Mouvement est devenu une pâle imitation des partis réformistes pro pouvoir, enrôlés dans la lutte des clans.(Voir leur mémorandum rendu public.)
L’Université de Tizi-Ouzou, jadis bastion des luttes et véritable baromètre de la vigueur contestataire de la Kabylie, est aujourd’hui politiquement morte. En une année universitaire (2005-2006), une seule grève (département de tamazight) a eu lieu. Inouïe, cette situation. Pourtant, que ce soit sur le plan syndical, politique ou symbolique, les motifs à contestation n’y manquent pas.

Les islamistes, de la tendance salafiste, sont visibles plus qu’à tout autre moment de l’histoire de la Kabylie. La rumeur populaire rapporte un fait surprenant : à l’annonce de la loi portant amnistie des islamistes, les contingents militaires implantés dans la région de Kabylie auraient reçu l’ordre "de laisser toutes les portes ouvertes". Selon cette même rumeur, ce congé aurait duré dix longs jours !

En dehors de ce fait anecdotique, il est évident que les salafistes-repentis ont joui de quelques incitatifs pour s’implanter dans une région qui leur est pourtant encore hostile. Telle une nouvelle greffe qu’on essaye d’implanter à coup d’acharnement politico-financier (les repentis perçoivent des indemnités financières), ces islamistes "aux signes ostentatoires" (barbes longues, khamis, voiles) sont, par enchantement, partout présents dans les villes et bourgs de Kabylie. Ils occupent notamment le marché du trabendo (marché informel), un marché traditionnellement dominé par les produits turcs remplacés aujourd’hui par les produits venant du Proche Orient.

Ils sont également présents dans une industrie de nouveau genre : celle du portable et de la puce téléphonique ! [3]
On rapporte un peu partout en Kabylie que les jeunes sont approchés par des islamistes qui leur offrent argent, restaurants et cadeaux, avec en prime des exemplaires du coran, des cassettes de prédication islamique en kabyle... et un itinéraire vers la mosquée la plus proche !

Pendant ce temps, quelques attentats du GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat) et autres opérations de rapt sont signalés ça et là, souvent aux mêmes points (dans les maquis de Boumahni, Aït Ksila, sur le tronçon Larba-nath-Irathen...), les barrages militaires sont toujours aux mêmes points et la garde communale reconvertie dans le règlement de la circulation "urbaine".

Par ailleurs, les clientèles affiliées au FLN, discrètes depuis 1989, sont miraculeusement réactivées, depuis notamment les dernières "élections" municipales. Avec de l’argent, elles essaient de s’aliéner des pans d’"une société civile" en mal de souteneur. Elles investissent partout et à tout moment : débloquer de l’argent pour les mosquées de la région qui connaissent des travaux d’extension, financer des commémorations historiques boudées par la mémoire populaire ou autres activités culturelles pour les amis (tournois sportifs, échanges avec d’autres régions du pays)... [4].

La télévision nationale a, quant à elle, renoué de plus belle avec "l’endoctrinement des masses".

L’urbanisation a beaucoup rogné l’espace kabyle : l’espace physique et l’espace culturel. La Kabylie a mal à son urbanité. C’est par cette dernière que les islamistes sont en train de pénétrer et de déculturer la Kabylie.
Le redécoupage administratif imminent de Tizi-Ouzou, qui la verra amputée de deux régions industrieuses (Boghni à l’ouest, Azazga à l’est), ne fera que renforcer cette tendance.

Du coup, les mœurs et habitudes sociales se trouvent perturbées. Jamais la Kabylie, pour qui la regarde de l’extérieur, n’a autant ressemblé au reste de l’Algérie. Économie de bazar, insécurité dans les grandes villes (surtout à Tizi-Ouzou ville), prostitution en augmentation, consommation d’alcool sur les voies publiques, les femmes voilées plus nombreuses et les fêtes de mariage, plus débridées que jamais, deviennent ces lieux de catharsis généralisée pour guérir d’une tristesse sociale sans limite.

Écartelée entre un vieux désir d’Occident et un appel d’Orient insistant, la Kabylie semble en crise identitaire.
À moins que ce ne soit crise de conscience. Elle se punit de ses rêves de grandeur pour lesquels elle a sacrifié les meilleurs de ses enfants : démocratie, droits de l’Homme, laïcité, "ni État policier, ni État théocratique". D’avoir trop longtemps rêvé de sauver la "nation", elle ne s’est pas souciée du long et lent processus de délitement qui s’est attaqué à sa mémoire, à son Histoire, à son terroir et à son territoire. Et aux siens !

Pourtant, dans un dernier effort de rejet d’une greffe contre-nature, un désir de renouveau politique est perceptible, palpable. Un désir d’autonomie, telle une brise inquiétante, souffle dans le cœur des jeunes.

Oui, les jeunes parlent de visas et d’autonomie de la Kabylie. De visas et de fédéralisme. Et même... d’indépendance de la Kabylie.
Inquiets, méfiants, ils scrutent les horizons bouchés...
Ils ont raison de s’inquiéter. Une menace plane dans l’air, telle une chape de plomb insidieuse. Maillage policier de la société, "flicage" de toutes les structures qui activent et intimidations de militants politiques.
Retour en force d’un État policier, prêt à réprimer. Les importants renforts militaires observés en ce début août 2006 en Kabylie suscitent quelques interrogations. Sont-ils destinés à contrecarrer le GSPC ? Sont-ils annonciateurs de quelques cumulus nimbus dans les hautes sphères du pouvoir, habituées à se servir du terrain kabyle pour procéder à quelques manœuvres de neutralisation entre clans ? Ou tout simplement, en prévision de la prochaine révolte kabyle qu’on pressent inéluctable, irréversible, "séparatiste" ? [5]

En cet été 2006, je me suis beaucoup promenée entre Tizi-Ouzou et Bougie. Dans ce récit, je désire témoigner de cette réalité, telle que je l’ai appréhendée avec une mémoire qui fut, et l’est toujours, partie prenante d’un rêve collectif : une Kabylie libre, démocratique, égalitaire, laïque. Une Kabylie qui retrouvera confiance en elle-même, qui cessera d’être la concierge de l’Histoire, qui se débarrassera de la "morale de l’esclave" pour "une promesse d’avenir".

Ce récit, dont les détails n’ont d’intérêt que d’étayer ce que j’ai affirmé ci haut, ne prétend ni à l’exhaustivité, ni à la partialité. Pas plus qu’il ne se veut "un voyage au bout de la nuit".


Kabylie : un face-à-face avec une hydre à trois têtes



Fin juillet 2006. J’arrive à l’aéroport d’Alger, Houari Boumediene de son nom, à bord d’un avion de la compagnie Aigle Azur. Agréable surprise : plus de promenade sur le tarmac, l’accès se fait par passerelle. C’est le nouvel aéroport international d’Alger !

Les formalités douanières se font avec plus de diligence et les flics sont plus "chaleureux" qu’avant. Je me surpris à sourire devant cet employé de l’aéroport qui vient donner...un coup de pouce à des connaissances, alors que le temps d’attente n’a pas dépassé les 10 minutes ! Les réflexes culturels ont la peau dure...
À l’intérieur, tout est neuf et propre ! On y a même installé des toilettes avec... sièges anglais !

La gestion de l’aéroport, ouvert quelques jours avant, est confiée aux Français et l’entretien aux Chinois, m’apprend malicieusement un agent. [6]

Direction la Kabylie, via l’autoroute. La sortie fut facile : des travaux de réaménagement ont été effectués. L’argent du pétrole a au moins servi à cela : un nouvel aéroport international et, tout autour, des routes bien entretenues. Parce que plus loin, l’autoroute qui mène vers Tizi-Ouzou n’en mène pas large. Par endroits elle ressemble plus à une route de campagne. À l’approche de Draa-Ben-Khedda (ex-Mirabeau), elle est sérieusement dégradée...

Pendant les deux premiers jours, je m’astreignis à regarder les programmes de la télévision algérienne qui ressemble, à quelques modifications près, à la télévision des années 70, celle du parti unique.

"La guerre du Liban" oblige, les grilles horaires ont été modifiées. Une émission non stop, intitulée Le cèdre sous les flammes, alterne reportages photos d’une grande violence et plateaux d’"analystes", tous amis du Liban. Même l’inénarrable directeur de l’ENTV, Hamraoui Habib Chawqi (HHC), toujours aussi lyrique et soporifique, est venu "défendre" le nécessaire choix de... défendre le Liban. Quelques artistes, à l’humanisme très sélectif, ont été conviés à la nouba.

Bien entendu, les clips en noir et blanc de la chanteuse Fayrouz ont été exhumés pour l’occasion.v
Les modifications évoquées sont loin d’être uniquement cosmétiques et chromatiques ; elles correspondent à l’ère Bouteflika.

D’abord, la place de la religion. Désormais, l’appel à la prière est devenu institutionnel : à chaque prière, les programmes sont interrompus. Même HHC n’y échappe pas.
Très tôt le matin, défilent des émissions d’éducation islamique et... "civique". Des "savants" religieux sont conviés à disserter sur le comportement du bon musulman. Ces émissions se donnent aussi en langue... kabyle !

Ensuite, l’apparition agressive de la publicité : les concessionnaires de voitures (même Chevrolet l’américain est présent en Algérie), les opérateurs téléphoniques (Djezzy, Nedjma, Mobilis...), les produits Danone (un petit pot de yaourt Danone coûte 20 DA ! [7]), quelques marques de beurre... tout y passe.

Le reste : quelques feuilletons mexicains doublés en arabe classique et... beaucoup de feuilletons du Moyen Orient...

Une télévision qui ressemble aux télés arabes : un insidieux dosage de rigorisme religieux, de débauche publicitaire et de verrouillage de l’information.

Les télés françaises, habituellement très regardées, sont éliminées du paysage pour cause de cryptage du réseau TPS. Même BRTV, chaîne de radio et télévision berbères, qui émet à partir de la France et est très regardée dans les foyers kabyles, en a fait les frais.

Pendant ce temps, les jeunes filles, elles, s’enivrent... de rêve oriental.

La presse écrite francophone est également dédiée à la couverture de la guerre du Liban. Elle rapporte régulièrement les manifestations de soutien émanant de diverses sources. Toutes les Unes des journaux nationaux sont dédiées à la guerre du Liban.

Selon Liberté du 27 juillet, la coalition présidentielle (RND, FLN, MSP) à laquelle se sont joints le PT et l’UGTA ont organisé un rassemblement pour soutenir le Liban. Parmi leurs banderoles, une qui est très édifiante sur les amalgames idéologiques d’une certaine classe politique algérienne : "Israël = Terrorisme".
Le même article rapporte le désir de certains Algériens d’aller se battre au Liban, comme ils le font en Irak. "D’El Oued, beaucoup de jeunes qui sont partis se battre en Irak. Nous comptons quatre martyrs qui sont morts là-bas."
La même édition, dans un reportage intitulé L’Ordre en scooters du Hezbollah de S. Kaced, rapporte les propos suivants, tenus par un cadre du Hezbollah à propos des Chrétiens d’Algérie : "...qu’attendez-vous pour exterminer tous ces chiens !".

L’islamisme comme phénomène mondialisé ? Dans quel cas, cela remonte au moins à la guerre d’Afghanistan contre l’ex-URSS. En Algérie, on sait où se sont recyclés tous les chefaillons de ces guerres lointaines : leur premier martyr n’est autre que le jeune Kabyle Kamal Amzal. [8]


Nora LARFI.

Deuxième partie : Un voile pour les collines oubliées
Troisième partie : Tizi-Ouzou, la grande braderie
Quatrième partie : Des femmes dans la tourmente
Cinquième partie : De la responsabilité du présent

Portfolio


[1Le Printemps noir désigne les événements sanglants qui ont secoué la Kabylie après avril 2001 et durant lesquels l’État algérien a assassiné 123 jeunes Kabyles. Lors de ces événements, naît une structure politique, le Mouvement des Archs, appelé aussi "Mouvement citoyen". Son programme politique, initialement, était contenu dans la plate-forme de Leqser. Voir leur site Internet :www.aarch.com.

[2Les 2 partis kabyles, le FFS et le RCD, finissent par s’enliser dans des problèmes internes quasi structurels et s’adonnent à de véritables purges internes dignes des partis staliniens.

[3Phénomène rapporté également par la journaliste Florence Aubenas dans un reportage intitulé L’Algérie face à la "réconciliation". Rumeurs de maquis, dans le journal Libération.

[4La célébration de la journée du moudjahid par l’association du village Aït Amar, Bouzguène, est un lieu privilégié de rencontre des notabilités pro-FLN

[6Le gouvernement algérien a fait venir, pour l’année 2005, entre 18 000 à 20 000 travailleurs chinois.

[7Dinar algérien : monnaie algérienne

[8Kamal Amzal est un jeune étudiant kabyle tué à l’arme blanche par les islamistes, à la cité universitaire de Ben-Aknoun, le 2 novembre 1982.