Accueil > Actualité > EDITO > Tizi-Ouzou, la grande braderie

Kabylie

Tizi-Ouzou, la grande braderie

Troisième partie

dimanche 24 décembre 2006, par Masin

Troisième partie

Tizi-Ouzou, la grande braderie



"Cette officine où l’on fabrique les idéaux- il me parait qu’elle pue le mensonge."
NIETCHZ, La généalogie de la morale

Tizi-Ouzou, qu’on appelle affectueusement par son diminutif Tizi, signifie le col (tizi) du genêt (azzu). La colline couverte de genêt. Du genêt, il n’en reste plus grand-chose. La colline, quant à elle, a succombé au béton et à l’argent.

Parler de Tizi-Ouzou avec objectivité est pour moi très difficile. Dans cette ville montagnarde, j’ai vécu ma deuxième naissance, celle librement consentie. J’y ai réalisé des rêves, embrassé des utopies, nargué les convenances. J’y ai vécu mes premiers amours, mes premières déceptions et quelques renoncements. Comme tant d’autres femmes, à Tizi-Ouzou, je me suis forgée une liberté à l’ombre des traditions étouffantes.

Lequel de ses visages vous présenter : Tizi des rebelles ou celle des notabilités locales ?

« Tizi la Laide, Tizi la Sale, Tizi la Poussièreuse, Tizi l’Amnésique, Tizi la Traître, Tizi la Corrompue, Tizi la Corruptrice, Tizi la Versatile, Tizi l’Inconsistante,
Tizi la Conservatrice. Tizi la rustre. Tizi la fruste,
Tizi qui exclut les femmes de l’Histoire à chaque petite histoire qui tourne mal.
Tizi à l’architecture plus que douteuse, à l’aménagement "urbain" chaotique, au développement compromis.
Tizi le tombeau des symboles (JSK, Maison de la culture...),
Tizi l’agence foncière de toutes les charognes.
Tizi qui ouvre ses bras aux repentis de sa mort programmée, devenus parmi les plus grands spéculateurs du foncier de Nouvelle-Ville-Dépotoir-Mouroir.
Tizi, l’arabisée, l’islamisé.
Tizi le Bronx des méprisés, des gangs de quartiers : ceux des Genêts, ces déçus du dernier Printemps, ceux de la CNEP qui voient leur immeuble "Le Djurdjura" assailli par une multitude de boutiques bazars, ceux des Corbeaux qui scrutent le ciel pour deviner le prochain "grand" rapace qui s’emparera de leur marché de gros
 [1]....
Tizi, le ventre mou de la Kabylie. Tizi-la-Grande-Braderie de tous les Printemps. » ?

« Tizi la Rebelle. Tizi, le Printemps berbère, Tafsut Imazighen,
Tizi la Première ligue des droits de l’Homme.
Tizi, l’Université Mouloud Mammeri, fer de lance des luttes démocratiques.
Tizi, le Printemps noir, Tafsut taverkant.
Tizi qui écrit la liberté par le sang,
Tizi les grandes manifestations populaires, des grands rendez-vous.
Tizi seul endroit où "des femmes" avaient osé défier Abassi Madani et ses hordes, en refusant la ségrégation sexuelle lors de son meeting dans cette ville rebelle
 [2].
Tizi qui étreignit massivement les premières luttes contre le code de la famille, au moment où les autres régions rabrouaient les quelques meneuses, devenues pour depuis locataires assidues des arcanes du pouvoir ou alliées de ceux qui ont voté le code de l’infamie, ou les laissaient gesticuler, dans l’indifférence de quelques salles obscures ? »
Tizi la Rancunière, qui attend son prochain Printemps ?



La mémoire de l’asphalte attaquée


Ghef Tizi-Wezzu cfut (= "Évoquons Tizi-Ouzou")
Nettat yemdeln lmut (= "D’avoir eu à enterrer la mort")
N usirem aqvayli gh-izedghen (= "De l’espoir amazigh [kabyle] qui nous anime")
FERHAT, I Tmurt Leqvayel.

Les changements récents les plus visibles à Tizi-Ouzou sont d’abord les trois trémies qui ont été aménagées le long de la rue principale qui traverse la ville de Tizi . Ensuite, au rond-point de l’université : un "échangeur" relie la descente de l’Université à l’entrée de la Nouvelle-Ville. Un chef-d’œuvre de laideur et d’incongruité. Enfin, autre changement, la "Rocade sud", bretelle autoroutière censée améliorer l’entrée vers Tizi par Tirmitine, mais dans le seul mérite est d’avoir rogné l’espace agricole qu’elle traverse.

On voulait désengorger la ville, disait-on. Pourtant, la circulation y est toujours infernale. Ni les voitures ni les piétons ne trouvent leur compte.

La seule certitude est que l’itinéraire habituel des marches et manifestations populaires qui ont fait la mémoire militante de cette ville est définitivement effacé !

Le long de la rue "de l’hôpital", l’une des seules rues de Tizi à posséder des trottoirs assez larges (avec celle qui mène vers la gare routière), on a bâti des locaux commerciaux sur les espaces verts qui la délimitaient avec la Cité des Genêts.
Pour l’instant, ils sont encore fermés. Mais la rumeur publique les a déjà baptisés "les locaux de la Plate-Forme".


Aux Galeries Ouerd, qui juxtaposent l’immeuble Djurdjura au Centre Ville, une excroissance architecturale d’une laideur sans nom a poussé tel un "miracle" sur un ancien trottoir en pente.
On y vend des chiffons, importés notamment de Syrie, à prix défiant toute raison. Le tout est bien évidemment destiné "au marché du mariage" !
Au fond de la galerie, un magasin au luxe douteux et aux prix faramineux. La vendeuse est une véritable Pin Up... en hidjab luxueux. Après discussion, il s’avère que c’est une Arabe qui vient de s’installer dans la région.

Ainsi donc, fini le temps où les jeunes mariées kabyles se contentaient du bonheur de trimballer une malle, ou quelque valise offerte par un cousin immigré, contenant quelques robes et foutas kabyles.
Aujourd’hui, place aux tenues arabes et européennes : le caftan dans toutes ses déclinaisons régionales côtoie les robes aux décolletés vertigineux, sans oublier la fameuse "robe princesse" ! On a les rêves qu’on peut !

À l’université, c’est la période des inscriptions des nouveaux bacheliers. Un ami, qui tient une librairie pas loin de là, dit avoir remarqué une augmentation des inscrits venus des autres régions d’Algérie. Une augmentation qui va crescendo depuis quelques années.
Le pouvoir recourt à cette pratique de "brassage des populations" depuis le Printemps berbère. Qu’il s’agisse des villes, où des quotas de logements sociaux sont régulièrement réservés à des recasés des régions arabes, ou de l’Université où l’on encourage les inscrits venus des autres régions, le résultat escompté est le même : déculturer une région trop spécifique et dénaturer son combat !

Le nouveau découpage de la "wilaya" (département) de Tizi-Ouzou, qui prévoit l’amputer de deux régions industrielles (Boghni à l’ouest et Azazga à l’est), vient parachever une politique de dépeçage de la Kabylie.


Nora Larfi

Première partie : Sur les décombres des printemps
Deuxième partie : Un voile pour les collines oubliées
Quatrième partie : Des femmes dans la tourmente
Cinquième partie : De la responsabilité du présent

[1Le terrain vient d’être cédé pour la construction d’une mosquée.

[2Meeting organisé par le FIS en 1991, au stade Oukil Ramdane à Tizi-Ouzou et où intervint Abassi Madani. Le FFS et Le RCD avaient fait un appel public pour la population locale à ne pas perturber l’événement. Au moment où les militants du RCD particulièrement se faisaient tabasser à chacun de leur déplacement en dehors de la Kabylie.