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Un voile pour les collines oubliées...
vendredi 22 décembre 2006, par
Deuxième partie.
Quand la chienlit remplace le pissenlit
"Seulement nous, qui avons appris que depuis longtemps la mystique est tombée en politique, nous savons qu’il ne faut pas seulement attendre l’imam, il faut aussi l’inventer."
M. Mammeri, La Traversée.
Boghni, une petite "ville" située à une trentaine de kilomètres au sud de Tizi-Ouzou, à une vingtaine de kilomètres de la station Tala Guileff, qui attirait, dans les années 70, beaucoup de touristes. À l’époque, c’était une petite bourgade dont la vie était rythmée par le marché hebdomadaire du dimanche. Elle était composée principalement de deux principales "rues" : l’une qui menait vers l’hôpital, l’autre vers l’église à côté de laquelle a été construite une petite mosquée. Un peu plus loin, la "Cité des Chouhadas", habitations chaotiques créées à la va-vite pour recaser les déplacés de la guerre d’Algérie, présageait déjà du mal-être urbain. Aux dernières nouvelles, ses habitants ont fini par bénéficier, plus de quarante ans après la fin de la guerre, de l’aide à l’autoconstruction ou de logements plus salubres du côté de Tirmitine, à l’autre extrémité de Boghni. Il faut dire que cette "ville" ne cesse de s’étendre dans tous les sens : vers Amechras à l’est, At Mendes au nord, Boumahni à l’ouest, Maatkas au sud.
Assurément, la démographie a augmenté à vue d’œil. Les constructions aussi ne cessent de "pousser", rognant sur l’espace agricole et la fameuse oliveraie, Tiniri, qui fait la fierté de la région.
Mais le plus frappant est cette espèce de mutation dans les us locaux.
Signe des temps : presque tout le monde a un téléphone portable. Dans une même famille, on peut y dénombrer jusqu’à trois ou quatre ! Et dans chaque ruelle, "un magasin de portables"... c’est que le commerce des "puces" est florissant. Djezzy, l’opérateur téléphonique numéro 1 en Algérie et qui aurait des ramifications dans les hautes sphères étoilées d’Alger, est partout. C’est à peine si Nedjma est visible, malgré les grands panneaux publicitaires qui arborent le portrait du beau et ténébreux Zidane, "l’Algérien".
Les femmes circulent dans cette ville-bourgade au passé très conservateur. Mais tel n’est pas le véritable changement. Parmi ces femmes, beaucoup arborent un hidjab (voile islamique). On en rencontre même là-haut, dans les villages nichés dans le Djurdjura : à At Mendes, à Assi Youcef, à At Kouffi, ...
Des hommes aux barbes ostentatoires sont aussi très visibles. Ils sont surtout dans "le commerce". Il s’agit vraisemblablement de repentis ont bénéficié d’indemnités, dans le cadre de la loi portant amnistie (Décret de mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale). Soit ils "tiennent" quelques petites chopes ou vendent à l’extérieur, du côté de l’ancienne gare ferroviaire ("du temps de la France", une ligne ferroviaire arrivait jusque-là, en passant par Maatkas), où ils étalent leur pacotille d’un kitch insupportable : fleurs en plastique, innombrables cadres dorés entourant des versets coraniques, sous-vêtements pour femmes, etc. On trouve même des sacs à dos pour petites écolières un peu particuliers : le traditionnel dessein de Barbie est remplacé par celui d’une fillette... voilée !
On se croirait dans l’un des quartiers populaires d’Alger, en beaucoup plus petit.
Les islamistes repentis sont visiblement très actifs dans la vente de cassettes audio du coran en kabyle et de livres de vulgarisation sur l’islam.
La mosquée, qui connaît des travaux d’extension, a fini par effacer du paysage et des mémoires la petite église qui lui était mitoyenne. Pourtant, il existe dans la région une petite communauté chrétienne.
Autre changement perceptible : beaucoup de gens parlent arabe ! Renseignements pris, beaucoup de familles étrangères "se sont installées" dans la région.
Décidément, la politique de réconciliation nationale a apparemment réussi là où la politique de "brassage des populations", initiée depuis les années 80, a échoué.
Le temps des lassitudes
"Nous reviendrons, nous aurons à dos le passé, et à force d’avoir pris en haine toutes les servitudes, nous serons devenus des bêtes féroces de l’espoir." Gaston MIRON, poète québécois.
La vie "municipale" et "le débat citoyen" à Boghni sont marqués par la guerre clanique sournoise que se livrent les deux plus importants archs de la région, At Mendes et At Kouffi : guéguerres autour des terres de Tiniri (riche oliveraie), des équilibres dans les représentations politiques locales, etc.
D’ailleurs, la mémoire populaire se délecte des inimitiés entre ces deux archs.
Aux dernières élections municipales (élections partielles de 2005) qui ont suivi la revendication du Mouvement des Archs pour la révocation des "indus" élus, la mairie de Boghni, traditionnellement FFS, est passée aux mains du RCD. Pendant ce temps, la politique politicienne, conçue dans les arcanes sombres d’un centre lointain, fait des ravages...
Durant ces élections, le FLN a injecté beaucoup d’argent pour reconquérir le terrain, selon un militant du FFS. De l’argent a été distribué même aux enfants pour l’affichage, sous le regard bienveillant de la police. Pas moins de trois ministres FLN sont passés dans cette grosse bourgade. D’ailleurs, la députée de cette circonscription, une dénommée Zahia KABOUB, étrangère à la région, est une "élue"... FLN !
Il faut rappeler, au passage, que le Mouvement des Archs avait appelé à la révocation des élus municipaux, mais pas des députés.
Quoi qu’il en soit, peu de gens ont voté dans cette région, où, dans l’euphorie de l’ouverture au multipartisme, les élections municipales ressemblaient à des liesses populaires.
"Nous n’avons même pas réussi à convaincre nos propres membres à venir voter", avoue le même militant.
À quoi cela est-il dû ? "Les gens nous disent : contre un pouvoir qui tue des enfants, vous n’opposez que la parlotte. Vous passez votre temps à vous insulter [le FFS et le RCD] ; vous ne pesez rien dans les autres régions", continue le militant.
Les stigmates du Printemps noir sont aussi très présents. La désillusion est énorme.
"Regarde, le gérant propriétaire du fameux hôtel Tiniri, que les émeutiers avaient attaqué parce qu’il [serait] "lieu de prostitution", a fini de purger sa peine. Il a pourtant tué un jeune en 2001", dit un jeune de 22 ans. "Lui au moins a fait de la prison. Les gendarmes, non. Et il parait qu’ils vont revenir. Alors...", rétorque son ami.
Tous les deux sont très amères sur la réalité sociale qui les entoure : "Tu as des "entrées" en devises, tu peux survivre. Sinon, il n’y a rien dans cette ville. Tu as le choix entre la quinzaine de bars, sans compter les dépôts, ou la mosquée. Ou alors, Assif..." (C’est ainsi qu’on désigne la rivière qui traverse Boghni, endroit connu pour la consommation de "drogue".)
Encore à son ami de surenchérir, dans un éclat de rire : "... negh taberrakt n sidna Âisa." (Littéralement : "la baraque de Jésus", pour désigner l’endroit où se réuniraient les disciples évangélistes de la région.)
Après quelques blagues égrillardes sur le personnel politique local et beaucoup de reproches acerbes concernant l’Aarach, l’un d’eux finit par lâcher : "Moi, je soutiens le MAK."
Cette ancienne bourgade, création coloniale, surplombée par Lberj aterki (le fort turc), le limes kabyle, s’est transformée aujourd’hui en un horrible chancre où l’économie de bazar islamiste se la dispute à "l’industrie du portable", faisant oublier que cette région était un fleuron industriel de la Kabylie grâce à un tissu de PME privées très dynamiques.
Aujourd’hui, cette "ville", où le logement se vend aussi cher qu’à Tizi-Ouzou ville, est livrée à une urbanité anarchique où s’incruste doucement, mais sûrement, la pègre islamiste.
À quelques kilomètres à l’ouest de Boghni, même spectacle désolant. À Amechras, les islamistes se pavanent au nez et à la barbe de la police communale occupée à régler la circulation. À Iwadiyen, ville aux rues cahoteuses et aux innombrables dos d’âne, un magasin, au nom incongru, est un incontournable : "Le souk de Dubaï". Ce magasin serait très couru dans toute la région, et même au-delà. Plus loin, dans une sombre ruelle, la célèbre marque de cosmétiques "Loréal" arbore son enseigne !
Heureusement, quelques jours plus tard, la Kabylie profonde me réconcilie un peu avec ce que furent ces valeurs de résistance, de lutte et de souvenir. En effet, le 14 août, à Ouadhias Tribu, l’association Iwadhiyen a organisé un gala pour célébrer le centenaire de l’immigration : parmi les invités, Ferhat, Oulahlou, Nora at Braham, etc. Malgré le peu de publicité fait à l’événement et un accès difficile à l’endroit, beaucoup de gens, notamment des familles, s’y étaient déplacés.
Un ami m’accompagnant, qui a été de tous les combats de l’Université M. Mammeri et qui connaît bien Iwadhiyen (Ouadhias), me fit remarquer tout le recul pris par la Kabylie dans l’organisation d’événements culturels et politiques par rapport à la décennie 80. "Le multipartisme et l’islamisme ont achevé la Kabylie", lâcha-t-il.
Un voile pour les collines oubliées
"Dans la montagne où je suis né, il ne pousse que des hommes ; ils auront faim s’ils ne suppléent pas l’indigence des ressources par la fertilité de l’esprit."
M. Mammeri, entretien avec J. Pellegri
Le 2 août, visite à At Yenni, à l’occasion de la fête du bijou, Tameghra n lefetta, placée sous le haut patronage du... président algérien, Bouteflika.
Cette fête, qui ferma ses portes aux bijoux des autres régions de Kabylie sous prétexte qu’elle était réservée uniquement au bijou d’At Yenni, a vu la participation d’exposants venus d’autres coins d’Algérie.
À peine arrivé, notre véhicule fut accueilli par plusieurs jeunes qui se "disputaient" la joie d’aider à stationner. C’est qu’ici, comme partout dans les "villes" de la région, un autre commerce très couru a vu le jour : les parking gardés. Tous les espaces "publics", en l’absence de toute réglementation municipale, sont confiés à des jeunes qui vous remettent tous un ticket au tarif de 50 DA, mais qui vous font payer tous 30 DA. Selon la rumeur publique, la police "fermerait les yeux" sur ces pratiques.
D’immenses affiches avec un portrait de Bouteflika ornaient le siège de la mairie. À l’entrée du collège Larbi MEZANI, un des sites de la foire commerciale, trône un cadre où est inscrit un verset coranique.
Dans l’un des stands venus des autres régions, une femme en hidjab tatouait avec du henné les mains d’une jeune fille éblouie.
Dehors, des visiteurs déambulaient d’un point à un autre. L’affluence est quelque peu appréciable, mais au détour de conversations entendues ça et là, elle reste visiblement "kabyle", même si les voitures immatriculées à Alger sont nombreuses.
Parmi les femmes... encore des femmes voilées ! "Il se peut que ça soit des Kabyles algéroises", me dis-je. Voulant avoir le cœur net à ce sujet, je pose la question à un jeune homme du village : "Il y a des femmes algéroises, mais il y a aussi des femmes d’ici qui le portent", lâcha-t-il, visiblement gêné par la terrible révélation : la peste verte a réussi à emprunter les chemins qui montent. Je me sentis mal.
Des forêts de Bou-Mahni, en passant par celles des Ouadhias jusqu’à celles de Takhoukht, le GSPC s’est régulièrement manifesté.
Nora LARFI.