Accueil > Actualité > EDITO > Kabylie : Ouchetoug l’éternelle révoltée
Kabylie : Ouchetoug l’éternelle révoltée
Carnet de voyage de Gérard Lamari - Quatrième partie
dimanche 18 mars 2007, par
Cela faisait plusieurs jours que je décalais les retrouvailles avec mon village.
Je le savais grandement détruit par les deux tremblements de terre de novembre 2000. Aussi reculais-je incessamment la confrontation avec cette mémoire assurément blessée.
J’appréhendais de voir une partie de mon enfance ensevelie sous les décombres des vielles maisons, ses plafonds en osier noircis par les fumées des kanouns, ses jarres remplies d’huile d’olive et de figues sèches récoltées à la fin de l’été.
La pièce principale, protégée par des murs épais, était conçue pour les retrouvailles. Elle servait de lieu de discussions et de festivités parfois. Le kanoun était toujours situé en son centre. Le soir, nous formions un cercle autour de ses flammes, apportant au gré du vent, alternativement chaleur et fumées. C’était, malgré l’inconfort, un moment privilégié.
La fontaine du village était située juste au dessus de chez nous : c’est dire le privilège que nous avions ! Pour s’acquérir du précieux liquide, les autres villageois devaient parcourir des distances bien plus fatigantes. A la fin de la journée, les éleveurs y faisaient boire leur petit cheptel. C’est que son abreuvoir était toujours alimenté par une source fidèlement constante. La fontaine, de par sa situation dominante, servait aussi d’autel pour appeler, au crépuscule, les membres de la famille non encore rentrés : les bergers attardés ou les mômes que nous étions. Cet ensemble a jadis mis en épigraphe nos premiers jeux d’enfants...
Rappelons brièvement le contexte...
Aguemoune, ainsi que d’autres villages comme Tizegt et Tacehouaft furent déjà partiellement détruits une première fois par l’aviation française en 1957, puis totalement en 1958.
Pour donner une idée de l’étendue du désastre, sur les 31 jeunes hommes que comptait alors ma famille, 29 tombèrent dans les maquis de l’ALN. Et les proportions sont similaires dans toute la région !
Les habitants ayant survécu à la guerre de libération mirent de longues années à redonner un début de vie à cette contrée. L’Etat fut étrangement absent et ne participa aucunement à l’effort de reconstruction. Sans budget pour l’éducation, sans nouvelle infrastructure routière, sans électricité, la région se figea pendant une vingtaine d’années.
Aussi, quand en 1980 mes proches virent mon nom sur la liste des 24 détenus de Berrouaghia, leur désarroi fut immense. L’Histoire se répéterait et commencerait à entamer la nouvelle génération.
Aucun de ces villages ne figure sur aucune carte. Aucun panneau ne les indique. Même les images satellites n’en fournissent qu’une espèce de brouillard. Dans cette encoignure, on ne peut parler de citoyens, mais seulement de résidents, voire de sujets coupés du reste. En les ayant privé de toute prise intellectuelle sur la réalité, ils ont, depuis "l’indépendance" petit à petit glissé dans l’anonymat politique et sont aujourd’hui considérés un peu comme les fantômes de la Kabylie.
Malgré l’ignorance dans laquelle on a voulu les maintenir, ils ne se sont jamais abstenus et, rudes, ils eurent à gérer beaucoup de sacrifices (anciens et récents). L’autarcie à laquelle ils ont été acculés fait d’eux des autonomistes de facto.
Au gré des découpages administratifs, la contrée a tantôt été reliée au sétifien, tantôt à Bgayet (Bougie). Son manque criant de cadres et d’intellectuels a aussi participé à son isolement. C’est cet avatar qui, paradoxalement, y préserve encore l’expression kabyle. L’enclave - et le mot n’est pas trop fort ! - n’a pas encore subi les brassages forcenés orchestrés d’en haut.
Mais on constate, là aussi, une islamisation rampante des foyers... Il n’est pas rare de trouver des versets de coran sculptés sur les murs des pièces principales. Une nouveauté dans la région !
En montant depuis la vallée de la Soummam, certains abords sont vertigineux et chaque palier ravi à l’altitude amplifiait davantage le bourdonnement de mes oreilles. Le tournis cessant, je redécouvris petit à petit Ouchetoug, la montagne majestueuse qui surplombe la région. Un bonheur !
Et dire que j’avais presque oublié cette splendeur !
Pour admirer la sublimité de l’endroit, on doit être doté d’une bonne vue. Du sommet supervisant, on peut contempler par temps clair, au loin, la Méditerranée léchant langoureusement la baie de Bougie. On aperçoit aussi à travers les brumes les Bibans abrupts plongeant dans la mer. On y devine plus qu’on ne les voit les Hauts Plateaux du sétifien.
Ouchetoug est un point de mire si peu connu !
Aux abords de la ruine romaine effondrée sur son point culminant, nous sacrifions, à chaque printemps, le bouc épargnant du mauvais esprit. C’était le temps des marabouts et des croyances locales. Ces allégeances aux "saints" finirent par se dissoudre devant l’ère rationnelle, en vogue dans les années 70. Les crédulités d’alors s’avèrent inoffensives comparées à l’actuel rampement incessant de l’islamo-intégriste.
D’Ouchetoug on domine aussi la vallée de la Soummam, son asif (fleuve) asséché, devenu une sorte d’égout à ciel ouvert. Sa nouvelle puanteur acre s’étale désormais sur toute sa longueur (près de 80 km) et l’insuffle sur les principales villes de la Basse Kabylie : Akbou, Sidi-Aïch, Bgayet,...
Comme pour l’Oued Ouchayah algérois, on n’est incommodé que le premier jour. Dès le second, on intègre l’air vicié.
Avec ses 1527 mètres d’altitude, cette montagne tient encore le haut de sa silhouette au dessus du nuage de la pollution. Tiendra-elle face à cette inexorable montée de la meurtrissure ? Tout comme ses habitants au vu de leur situation...
Tout le monde veut fuir (décidemment...). Le désarroi est notamment prononcé chez les jeunes et le premier visa sera le bon : Canada ou Europe, peu importe.
Que faire d’autre, répètent-ils ?
L’eldorado de l’Occident se conjugue toujours avec la désespérance locale.
Gérard LAMARI