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Kabylie : Satané boumerang...

Carnet de voyage de Gérard Lamari en Kabylie - Premère partie

jeudi 11 janvier 2007, par Masin

Cela faisait quelques années que je projetais de revoir la Kabylie.
Pressentant une évolution qui n’était plus en adéquation avec mes représentations, je quittais le pays en 1990, à la veille de ses heures sombres. Ce fut avec une profonde amertume et une incommensurable déchirure.
J’avais alors estimé avoir atteint mon seuil de déconvenues. Aussi, pris-je la décision de porter mon regard ailleurs.

Depuis mon départ, j’ai quelques fois disserté sur la Kabylie et émis quelques opinions. Cependant, chaque approche a immanquablement réveillé, puis aiguisé cette souffrance lancinante installée en moi.
Je me suis néanmoins abstenu de prendre partie des luttes locales.
Entre temps, le Printemps Noir de 2001, qui est un événement majeur, m’a fait sortir de ma réserve volontaire. Je repris à ce moment-là, à bras-le-corps, la lutte pratique (meetings, sit in, tracts, marches...). Bref, comme en 1979, 1980 et toute la décennie suivante.
Il fallait donner un fort coup de main de l’étranger. Je le fis avec cœur et désintérêt.

Aujourd’hui, la situation est transformée et une nouvelle génération de militants a saisi le relais. En quelque sorte...

Je pressentais qu’avant ma redécouverte du pays, celui-ci ne pouvait qu’avoir profondément changé. Une fois sur place, je m’aperçus d’emblée que j’étais bien en deçà de ce que je pouvais imaginer.
J’y ai passé douze jours durant cet été 2006. Ils furent riches et intenses.

Dans ce récit, on trouvera des appréciations "à chaud" du militant dévoué que j’ai été. Bien évidemment, il va de soi qu’il ne faut les prendre que comme un ensemble d’impressions subjectives et non comme un "bilan" exhaustif et ficelé.
Ce voyage étant un passage furtif et, de plus, ayant été longtemps éloigné, il ne saurait en être autrement.
On trouvera, néanmoins, en filigrane, une appréciation et une analyse de passage.

Avant de commencer, je ne saurais assez remercier Nora Larfi de m’avoir gentiment convaincu puis poussé à ce plongeon...

Soummam, la turbulente

Lorsque l’Airbus vira sur la droite, j’aperçus Yemma Gouraya. Ce mont, une presqu’île, a l’allure d’une femme offerte dominant la ville de Bgayet (Bougie). Elle aussi, elle fut prise bien des fois durant les siècles derniers. A son sommet est érigé un fort ancien dont personne ne se soucie de l’origine. Bien plus prenant que la "Notre dame de la garde" de Marseille, il veille lui aussi sur sa ville.

Sa silhouette me ramène à trois décennies en arrière. J’aurais tant aimé que l’avion plane un peu au dessus de mes souvenirs d’adolescent. Mais le commandant de bord cala fermement l’appareil le long de la piste d’atterrissage, coincée entre la montagne des Bibans et la Méditerranée. Son approche est, assurément, très difficile avant l’atterrissage tant le passage est étroit. Il n’y eut donc pas de place à la rêverie car le pygargue fut rapide et décidemment cruel.
En empruntant la passerelle descendant vers le tarmac, mes paupières plissèrent sous la lumière accrue de cette rive-sud de la Méditerranée. Puis mon premier regard tomba sur les militaires alignés scrutant un à un les passagers défilants. Derrière le croissant du drapeau démesuré, nous nous sentîmes, du coup, quelque part coupables de fouler cette terre. Le régime militaro-policier, malgré ses revers conjoncturels internes, n’a apparemment pas daigné revoir son accueil...

Dans l’aéroport, la désorganisation du personnel est saisissante : deux heures d’attente pour récupérer mon petit bagage. La confusion y était telle que je commençais à me demander si je n’allais pas simplement faire le deuil de mon sac-à-dos rempli, il est vrai, seulement d’objets de rechange.

A la sortie du bâtiment, je tenais enfin mon premier contact avec cette Kabylie quittée depuis 16 ans.
Sur la route menant à Akbou, certains endroits sont ravinés. Je découvris une circulation aussi dense qu’en Occident : files d’attente, mais impatience et klaxons des gens du Sud. Fourgons bourrés, camions poussiéreux, taxieurs...Tout ce monde cherche à se faufiler qui sur la gauche, qui sur la droite, qui sur le terre-plein. Évidemment, ces empressements ne font qu’amplifier la congestion. Les véhicules orientés en tous sens constituent une vraie pagaille.
Le code de la route semble un lointain ouvrage théorique et désuet dans le contexte.
J’ai donc le temps d’observer...
Les champs ont mué en quartiers et les petites bourgades d’autres fois sont désormais des villes de taille conséquente. Certaines ont déjà leurs banlieues.

Les trottoirs n’étant pas encore finis, on doit avoir l’œil sur les crevasses et se méfier des foulures de chevilles. "Talons aiguilles, s’abstenir" dirait Almodovar. Finalement, les crottes des boulevards parisiens sont moins risquées... quoiqu’une glissade mal gérée peut y être fort désagréable. Entre Paris et ce patelin en effervescence, il faut savoir calculer ses risques.

La remontée de la Soummam est incomparable : le massif des Bibans plongeant dans la Méditerranée, et plus loin, le vallon de Gueldamen longeant le lit du fleuve.
Au bas d’Akbou la vallée contourne le Piton, cet ancien volcan supportant lui aussi sa ruine romaine.
Le monticule, haut de 360 mètres, surplombe depuis des siècles les environs. Mais sa quiétude commence à se faire grignoter par la frénésie des bâtisseurs.
On l’entame d’en bas. A l’allure où vont les choses, il sera bientôt entièrement recouvert. Et de nouveaux coteaux hérissés de terrasses et de balcons domineront désormais les alentours.

L’ambiance au quotidien

Passons rapidement en revue quelques points qui m’ont frappé et quelques réflexions associées.

Côté culture
L’affirmation de l’identité tamazight est partout visible. Les panneaux d’indication officiels et initialement écrits en arabe ont été repeints en berbère par les citoyens locaux. Pour contrecarrer l’arabisation forcenée, des écoles privées dispensant les enseignements en français se sont graduellement mises en place. Mais le pouvoir politique (alliage d’islamistes et d’arabistes) a manifesté son intention de légiférer pour les interdire prochainement.
Au passage, on peut remarquer l’attitude "neutre" de la France qui laisse faire... et qui cependant, dans l’Hexagone, nous assène de sa francophonie à longueur de journée. Les alliés de la France, on le voit bien, ne sont pas ceux qu’on croit...
On annule la construction d’un hôpital dans la région, mais on maintient celle des deux instituts islamiques.
On multiplie les conférences religieuses.
La télé nationale diffuse certes des programmes abrutissants (comme les autres télés d’ailleurs), mais avec en toile de fond l’omniprésence islamique. Les citoyens de Kabylie ont fini par développer une espèce de 6e sens qui consiste à "esquiver" l’agression télévisuelle. La jeunesse, fêtarde dans son ensemble, apprend à structurer par elle-même sa pensée et sa façon d’être.
Les chanteurs kabyles engagés sont en reconstruction. Les thèmes mis en vers n’ont pas toujours de lignes directrices, même si sur le plan musical la qualité est indéniable. Contrastés et voire contradictoires, on trouve souvent un certain mélange de styles dans un même cd. Mais l’innovation est en cours...

Côté répression
Dans les villes, les policiers qui dirigent la circulation ont le profil bas. Quelques résidus de gendarmerie demeurent ça et là. Elle n’a pas totalement disparu. C’était pourtant l’une des exigences du mouvement du Printemps Noir. Elle recommence à reconquérir petit à petit son terrain !
On se rappelle que c’est son arrogance incessante qui déclencha les émeutes de 2001.
Mais les gens restent vigilants et pressentent d’autres affrontements inéluctables.
A l’extérieur des villes, l’ambiance est tendue. Au niveau des points névralgiques, on trouve des barrages tenus par les militaires : les abris en sacs de sable et les blindés font penser à des opérations en cours. Mais cette présence perdure depuis des mois !
Avant d’arriver à leur niveau, le soir, l’automobiliste doit allumer son plafonnier, sinon les militaires peuvent tirer sans sommation.
Officiellement, ils sont postés là pour traquer les nombreux détrousseurs du petit matin. Or, les barrages sont statiques... Depuis la défaite militaire des salafistes, on sent que les autorités tiennent à entretenir, artificiellement s’il faut, un certain niveau d’insécurité. Le maintien d’une chape de plomb sur les Kabyles les préserve pour un temps d’une nouvelle rébellion. Dès le crépuscule, seuls quelques téméraires osent encore circuler sur les routes désertes de nuit et pourtant si chargées de jour.
Cette situation bloque physiquement les activités publiques. Pour combien de temps ?
Le cumul des frustrations, doublé de la culture de la violence, ne fera pas, il faut l’espérer, renier à la région ce qui fut toujours sa lucidité politique : débats, manifestations intelligentes et pacifiques.

Côté général...
Une espèce d’anarchie règne dans toute la région : bandits de grands chemins dévalisant au petit matin les commerçants audacieux, constructions illicites, petits revendeurs de cigarettes, nouveaux magasins plantés en des endroits défiant les lois du marketing, devantures scintillantes d’objets importés. Pour combler les contrastes, les boutiques toutes nouvelles (lingerie féminine, parfumeries, bijouteries, télécom, bref l’Amérique...) côtoient les vieux HLM croulants.

Les mendiants - certains sont infirmes et affublés de leurs gosses - sont assis à même le bitume. Quelques bâtiments récents et déjà insalubres sont squattés par des familles déversées par les villages environnants. Les trottoirs sont jonchés de déchets de toute sorte. Les riverains, tenanciers de boutiques de luxe ne s’en soucient visiblement pas : l’essentiel est la bonne tenue du commerce intra muros !
Les services municipaux auraient, parait-il, quelques difficultés à suivre cette poussée.
De plus le boycott des impôts locaux est encore en partie de vigueur. C’est, en tout cas, l’argument servi par les municipalités. La ficelle semble tout de même grossière lorsque l’on sait que les recettes pétrolières atteignent le niveau salvateur de près de 80 $ le baril alors que le budget de l’Etat a été concocté avec un cours nettement inférieur.
Mais l’autorité centrale préfère arroser sa clientèle d’aujourd’hui : les islamistes "repentis". Pour légitimer son pouvoir, elle n’oublie pas non plus de bichonner son lobby de toujours : les anciens moudjahidines.
Le pan identitaire, citoyen et démocratique est, lui, sournoisement combattu. Cette stratégie, visiblement à court terme et aveugle, aura immanquablement son retour de manivelle...

Gérard LAMARI


Carnet de voyage de Gérard Lamari : deuxième partie
Carnet de voyage de Gérard Lamari : troisième partie
Carnet de voyage de Gérard Lamari : quatrième partie
Carnet de voyage de Gérard Lamari : cinquième partie
Carnet de voyage de Gérard Lamari : sixième partie


La Kabylie : sur les décombres des Printemps